« Derrière »

par Emmanuel Tugny |  publié le 18/03/2024

Novlangue. De Newspeak, George Orwell, « 1984 ». Langage convenu et rigide destiné à dénaturer la réalité

L’époque, puritaine et volontiers procédurière, voit abonder le « derrière ». La formidable floraison de cet adverbe locatif, issu du latin vulgaire « de retro » (« du côté de l’arrière »), tient, sinon à telle obsession pour le siège ordinaire de « l’infini à la portée des caniches » cher à Céline, du moins à l’usage temporel impropre qu’on a pris l’étrange habitude d’en faire.

« Derrière », désormais, est en effet bien souvent mis fautivement pour « après ». Comment expliquer, sans s’aventurer par trop en psychanalyse, le succès contemporain de cette substitution de « derrière » à « après » ? N’est-il pas lié au fait que ce qui vient, que ce qui s’annonce, soit dorénavant de plus en plus frappé au coin du secret, de plus en plus voilé au regard ?

Pour celui qui « flaire » plus qu’il n’anticipe, le futur n’est pas « après », il est «derrière».Nulle pensée du demain ne l’annonce : il se cache, il se dérobe avant d’apparaître pour ce qu’il est.

Il est l’impensé de qui, immergé dans le présent, absent à ce qui n’est pas soi, n’est plus en mesure de vivre le temps que comme une suite nécessairement discontinue de surprises, de révélations, d’épiphanies, de « coups », du coup. Où Pandore a évincé Chronos, en somme, « derrière » est roi. Le sujet contemporain semble bel et bien voué à avoir son avenir « derrière ».

Emmanuel Tugny

Journaliste étranger et diplomatie