Deschanel, le président tombé du train
Les chefs d’État atteints de troubles qui doivent renoncer, ce n’est pas une nouveauté. En 1920, la France a connu un cas assez remarquable.
Paul Deschanel s’attendait-il lui-même à un tel triomphe ? Le 18 janvier 1920, il est élu président de la République par 734 voix sur 868. Il est le seul candidat désigné, Georges Clémenceau s’étant retiré : « Le Tigre » a compris qu’il ne gagnerait pas puisqu’il est déjà devancé au premier tour. Les parlementaires des deux chambres qui votent craignent qu’il ne donne trop de poids à la Présidence de la République s’il est élu. Et puis, sa gestion des négociations du traité de Versailles, qui fixe les conditions faites à l’Allemagne vaincue, est vivement critiquée.
Paul Deschanel, républicain modéré, est né en Belgique en 1855 où son père, opposant à Napoléon III, a dû s’exiler. C’est un grand orateur. Ancien président de la Chambre des députés, il professe des idées progressistes, telles que l’abolition de la peine de mort, le vote des femmes, le développement du mutualisme. Mais l’homme est fragile : il souffre de dépression.
Le 23 mai 1920, en pleine nuit, André Radeau un garde-barrière de Montargis (Loiret) voit arriver un quidam au visage tuméfié, en pyjama, pieds nus, qui lui dit : « Je suis le président de la République et je suis tombé du train ». Radeau, interdit, rétorque : « Et moi, je suis la reine d’Angleterre ». Le problème c’est qu’il s’agit bien de celui qui, depuis trois mois à peine, est le locataire de l’Élysée. L’histoire veut que la femme du garde-barrière, fine mouche, ait assuré : « J’ai vu que c’était un monsieur, il avait les pieds propres… ».
« Les médecins diagnostiquent un état de « semi-conscience », de « réveil incomplet », dû à l’absorption d’hypnotiques, de calmants »
Le train présidentiel emmenait le chef de l’État à Montbrison (Loire) pour inaugurer un monument à la mémoire d’un sénateur du département, aviateur mort au combat en 1914. Dans une courbe où le convoi roule au pas, le président a ouvert la fenêtre à guillotine de son compartiment, s’est penché… et il est tombé. Le garde-barrière l’emmène chez lui le soigne, le met au lit, puis alerte la gendarmerie. Le sous-préfet de Montargis est prévenu par télégramme. À Roanne, à l’arrivée du train, on constate que le président a disparu. Puis la mésaventure connue, on se rassure.
Les médecins diagnostiquent un état de « semi-conscience », de « réveil incomplet », dû à l’absorption d’hypnotiques, de calmants. L’affaire enchante la presse. Le Canard enchainé se déchaine. L’hebdomadaire satirique invente même une chansonnette de circonstance : « Il est dingo/Ça n’est pas rigolo/Il a un cachalot/ Niché dans le ciboulot ». Peut-il exercer sa fonction ? De multiples anecdotes, fausses la plupart du temps, font état de graves troubles du comportement. Il passe du rire aux larmes, signe des documents « Napoléon » ou « Vincergétorix » (sic), est retrouvé nu dans les jardins du domaine de Rambouillet. En réalité, le président n’a jamais perdu l’esprit. Mais la rumeur, enfle, court, s’insinue partout : les années folles ont produit un président fou. Le 21 septembre 1920, Deschanel s’estime contraint de donner sa démission. En janvier de l ‘année suivante, il est réélu sans peine sénateur. Il parait alors parfaitement sain d’esprit. Le 28 avril 1922, une pleurésie l’emporte. Les hommages seront nombreux et la « folie » oubliée.