« Deux sœurs » : l’une râle, l’autre pas
Le dernier film de Mike Leigh, palme d’Or en 1996 pour Secrets et Mensonges, révèle sa profondeur tout au long de la narration, passant de la comédie grinçante au drame poignant.

On ne peut pas imaginer deux êtres plus différents. Pansy, c’est la râleuse. Du matin au soir, cette femme au foyer d’une soixantaine d’années, tire sur tout ce qui bouge. À commencer par son mari, Curtley, plombier de son état. Il est du genre taiseux – peut-être parce qu’il a fini par baisser les bras face à la furia domestique. Il a plutôt bien réussi dans son métier, ce qui permet à Pansy de vivre dans un joli pavillon, entretenu nickel, et de ne pas compter ses sous. Mais lui n’a qu’une idée, partir tôt au boulot et rentrer tard.
Sous la main, Pansy a aussi pour souffre-douleur son fils Moses, un gros bébé, immense et obèse, qui passe le plus clair de son temps dans sa chambre un casque sur les oreilles. Lui, il est carrément mutique, se nourrit de bananes et de beurre de cacahuète. Ses seules distractions : les jeux vidéo, les livres sur les avions et se balader au hasard des rues en écoutant sa musique. Bref, comme son père, il fuit.
Quand elle a bien fini de saouler son monde, Pansy sort. Et là, elle donne toute sa mesure, flinguant à tout va : une vendeuse de canapés, une caissière de supermarché, sa dentiste, son médecin, et même un type qui lui demandait gentiment si elle allait quitter sa place de parking. Ça se termine par des insultes fleuries, du genre : « T’as les couilles si ratatinées que t’as le sperme qui te monte au cerveau. » Pansy est insupportable, agressive, logorrhéique et d’une mauvaise foi sans limite. Paradoxalement, elle est, à son insu, incroyablement drôle.
Sa sœur, Chantelle, c’est tout le contraire, la joie de vivre, la générosité, le bonheur de tous les instants. Elle est coiffeuse, abandonnée par son mari, mais avec deux filles, Keyla et Aleisha, aussi vivantes et gaies que leur mère, intelligentes, sportives et bosseuses. Le contraire de leur cousin Moses. Elles vivent toutes les trois dans un minuscule appartement, tout est occasion de blaguer, de danser ou de préparer des bons petits plats, avec un coup de prosecco à l’occasion.
Chantelle n’en veut en rien à sa sœur d’être aussi acariâtre ; elle tente même par tous les moyens de la sortir de son état agressif-dépressif, car elle l’aime. En fait, Pansy est un cas qui relève de la psychiatrie. Obsessionnelle de la propreté, elle récure son appartement du matin au soir. Phobique, elle ne peut pas supporter de voir des pigeons dans son jardin ou même de toucher un bouquet de fleurs… Paranoïaque, enfin, elle voit le danger partout.
Le jour de la Fête des Mères, il est de tradition que les deux sœurs aillent se recueillir sur la tombe de leur défunte mère. Pour Pansy, c’est un effort colossal et l’occasion de remuer les douleurs du passé. Car Pansy est persuadée que sa mère ne l’aimait pas, au contraire de Chantelle, et qu’elle l’a empêchée de s’épanouir et de trouver un métier. Plus tard, un verre réunit les deux familles chez Chantelle, et la crise explose. Cette fois, Mike Leigh quitte définitivement la comédie pour nous laisser en pleine tragédie.
Ce film, simple au premier abord, révèle peu à peu sa profondeur. Le réalisateur de Secrets et Mensonges, palme d’or à Cannes, en 1996, avance par touches subtiles, naviguant entre rires, sourires et émotion. Il est porté par des acteurs remarquables, à commencer par Marianne Jean-Baptiste qui travaille avec Mike Leigh depuis leurs débuts communs au théâtre, il y a près de… soixante ans.
Deux sœurs, de Mike Leigh
Avec Marianne Jean-Baptiste (Pansy), Michele Austin (Chantelle), David Webber (Curtley), Tuwaine Barrett (Moses), Ani Nelson (Kayla), Sophia Brown (Aleisha), Jonathan Livingstone (Virgil).
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