Discrimination positive : faut-il la regretter ?

par Laurent Joffrin |  publié le 09/07/2023

Aux États-Unis, la Cour suprême a aboli les mesures qui tendaient à favoriser l’accès des minorités aux universités. Ceux qui s’en félicitent ne sont pas tous des trumpistes obtus…

La secrétaire de presse de la Maison Blanche, Karine Jean-Pierre, s'adresse lors de la conférence de presse quotidienne- Photo CHIP SOMODEVILLA / GETTY IMAGES

Régression dangereuse ? La Cour suprême des États-Unis vient de rendre illégales les mesures d’« affirmative action » « discrimination positive ») qui donnaient jusqu’à maintenant aux minorités noire et latino un accès privilégié aux universités.

À juste titre, on a imputé cette décision à l’emprise d’une majorité réactionnaire sur le haut tribunal américain, qui résulte des nominations de juges réalisées au fil des années par George Bush et Donald Trump. Pourtant cette interprétation, factuellement juste, mérite nuance : il n’est pas certain, tout bien considéré, qu’il faille regretter le système qui vient d’être aboli.

La discrimination positive avait été instaurée au début des années soixante par les présidents Kennedy et Johnson. Elle permettait à un certain nombre d’étudiants noirs ou d’origine latino-américaine d’entrer à l’université sur des critères moins exigeants que ceux qu’on imposait aux étudiants blancs.

Auparavant, pendant plus d’un siècle, les universités américaines avaient pratiqué tout à fait légalement la ségrégation raciale. Pendant plus de soixante ans, cette politique fut considérée comme un acquis progressiste. Il a permis à nombre d’étudiants des minorités d’accéder aux études supérieures et favorisé l’émergence d’une élite du diplôme parmi les afro-américains et les latinos.

Mais la « discrimination positive » comporte aussi un certain nombre d’effets négatifs qui en font une politique contestée bien au-delà des cercles conservateurs. Elle alimente d’abord le ressentiment des couches sociales blanches défavorisées, en excluant de facto des étudiants qui avaient obtenu des notes supérieures à celles de leurs condisciples issus des minorités, alors même que leurs conditions sociales sont comparables.

Sur le long terme, elle tend à consacrer la division de la société en communautés ethniques concurrentes, dans la mesure où elles sont fondées sur des critères raciaux.

Un récent sondage de l’institut Pew montre ainsi que 59 % des Noirs et 74 % des Américains dans leur ensemble (et donc beaucoup d’électeurs démocrates) pensent que la race et l’origine ethnique ne devraient pas être prises en considération dans les décisions d’admission à l’université.

La discrimination suscite aussi l’ire d’autres minorités américaines qui s’estiment elles aussi discriminées, mais qui ne bénéficient pas des mêmes dispositions. C’est d’ailleurs une action légale introduite par des organisations asiatiques qui a abouti à l’arbitrage de la Cour suprême.

On lira avec profit, sur ce point, l’entretien que vient de donner au Monde un intellectuel afro-américain progressiste, le linguiste John McWhorter, qui approuve paradoxalement la suppression de la discrimination positive. Entre autres considérations, il s’appuie sur deux arguments : la discrimination positive a marché, dit-il, on n’en a plus besoin. Elle finit par humilier les Noirs et les Latinos, dont les compétences étaient jugées sur des critères au rabais.

La Cour suprême, ajoute-t-il, a éliminé le critère de race dans la sélection à l’entrée de l’université, mais non celui des handicaps sociaux. McWhorter indique en conséquence la direction à suivre : délaisser dorénavant le critère de la race pour étendre la discrimination positive pratiquée à l’entrée des universités à toutes les personnes défavorisées socialement, quelle que soit la couleur de leur peau.

La réflexion vaut pour la France. Dans une vision communautaire, certains demandent que soit créée dans les universités françaises une « affirmative action » à l’américaine. Ces demandes sont évidemment liées à l’évidente injustice qui restreint l’accès des enfants des classes populaires aux études supérieures, notamment ceux qui viennent des cités sensibles. Mais la leçon américaine est claire : le critère de la race n’est pas le bon, il comporte trop d’effets pervers et accentue la division entre communautés au lieu de la réduire.

On remarque d’ailleurs qu’une expérience comme celle de Sciences Po, qui a créé – avec succès – une filière d’accès particulière pour les bons élèves des établissements secondaires des zones d’éducation prioritaire, a choisi de s’appuyer non, sur un critère de race, trop contraire à la tradition républicaine, mais sur une base territoriale.

Telle est la piste à suivre : non pas s’en tenir à l’égalité juridique de principe, qui ne suffit pas à établir l’égalité des chances, mais recourir, sur une base sociale, à des mesures volontaires destinées à corriger les injustices initiales. Autrement dit, instaurer, comme le font déjà certaines écoles, une « discrimination positive » républicaine, dégagée de la logique raciale.

Laurent Joffrin