EDF : limoger n’est pas gouverner
La mise à l’écart brutale du patron d’EDF, qui n’avait pas démérité, ne saurait tenir lieu de politique énergétique. La souveraineté, tant proclamée, appelle des choix clairs.
PAR BERNARD CAZENEUVE

Au sommet de l’État, la décision a été prise de limoger brutalement le patron d’EDF. Son mandat expirait au mois de juin prochain. Comme il n’avait en rien démérité, l’État lui a exprimé sa gratitude, en le remerciant sèchement, sans attendre le terme de sa mission. Il est vrai que lorsque les pouvoirs sont faibles, ils se montrent parfois ingrats, en entretenant l’illusion de leur autorité par des vexations inutiles, infligées à certains de leurs grands serviteurs. La sentence est alors d’autant plus brutale, que ceux qui la subissent ne se sont pas résolus à se comporter en valets.
Mais un limogeage ne suffit pas à définir une stratégie et le remplacement d’un dirigeant d’entreprise publique par un autre, n’engendre pas non plus toujours l’élan escompté. Il relève plus encore de l’illusion d’imaginer qu’un tel mouvement parviendra à lui seul à évacuer toutes les hypothèques qui pèsent sur la politique énergétique d’un pays et sur ses joyaux industriels, surtout lorsqu’ils sont nationaux.
Les ministres qui ont convoqué Luc Rémont, afin de lui expliquer les raisons profondes de sa disgrâce, ont sans doute dû se contorsionner longtemps pour le convaincre de la pertinence de leurs motivations. Les faits en effet sont têtus, et toutes les explications du monde ne suffiront pas à faire oublier que le prix du MWh, qui était de 120 euros en 2022, est désormais sur une trajectoire qui le ramènera à 53 euros, d’ici à la fin de la présente décennie. Les premiers bénéficiaires de cette maîtrise des prix de l’électricité seront les consommateurs domestiques, au premier rang desquels figurent les industriels dont la compétitivité dépend, pour partie seulement, de la disponibilité d’une énergie décarbonée et en permanence accessible à un prix raisonnable.
Un tel résultat n’a pu être obtenu qu’à la faveur d’une action résolue de redressement d’EDF, en deux années seulement, et d’une progression de sa production de 30 %, rendue possible par la remise à niveau progressive de son parc électronucléaire et l’entrée en fonctionnement du réacteur EPR de Flamanville.
La poursuite de cette stratégie engageait une entreprise dont les dirigeants ont des comptes à rendre à leur conseil d’administration, dans le respect des règles de transparence et de saine délibération collective auxquelles même les entreprises publiques ne sauraient se soustraire. Procéder autrement reviendrait à prendre le risque de reproduire les errements d’antan. De cette exigence, nul ne devrait jamais s’éloigner, y compris l’État actionnaire, dont la légitimité à faire prévaloir ses choix stratégiques et souverains ne saurait s’affirmer dans l’affaiblissement des entreprises dont il demeure, dans le long terme, le premier gardien de la prospérité.
Dans un pays durablement endetté et fragilisé par des déficits publics, que les gouvernements récents ne sont pas parvenus à maîtriser, cette sagesse est la condition de la pérennité des contrats long terme, qui ont récemment permis aux industries qui les ont signés de bénéficier d’une évolution plus favorable des prix de l’énergie. Elle détermine aussi la possibilité d’ouvrir ces contrats à d’autres entreprises, conformément aux exigences constamment exprimées par les régulateurs du secteur, notamment ceux qui veillent au respect des règles de la concurrence.
Si on comprend aisément que certains secteurs industriels, très consommateurs d’électricité, aient besoin plus que d’autres de prix compétitifs, on admet aussi volontiers que les efforts consentis en leur faveur ne puissent l’être au détriment de tous les autres, et de l’énergéticien EDF lui-même, dont les investissements à venir n’ont pas à être obérés par des choix fragilisant sa bonne gestion. De cet équilibre dépend, à long terme, la souveraineté de la nation, qui suppose la poursuite d’exploitation des réacteurs existants et la construction de nouveaux EPR.
Le parc nucléaire français, qui dispose d’une capacité de production de 63 GW, est actuellement composé de 56 réacteurs dits de « deuxième génération » et du réacteur EPR de troisième génération de Flamanville. L’ambition fixée par EDF, dans le cadre de la poursuite du fonctionnement, au-delà de quarante ans, des réacteurs du parc en exploitation, est de faire tendre leur niveau de sûreté vers celui des réacteurs de troisième génération, de type EPR.
Les travaux réalisés ou d’ores et déjà programmés sur les réacteurs de 900 MW et 1300 MW ont notamment pour objectif de prendre en compte les enseignements tirés du retour d’expérience national et international, dont le plus emblématique est celui de l’accident de Fukushima survenu en 2011. Le « Grand Carénage » représente un montant de 5 à 6 milliards d’euros par an pour des travaux d’une ampleur sans précédent. Il doit permettre à la France d’avoir un outil de production d’électricité performant, au plus haut niveau des standards de sûreté internationaux, et de bénéficier ainsi d’une électricité pilotable et décarbonée pour les besoins de son industrie et de ses citoyens.
Assurer le bon fonctionnement de ces installations, en toute sûreté, grâce à des salariés engagés et compétents, constitue la première des missions qui incombent à l’exploitant nucléaire EDF et à ses équipes. Il sera aussi nécessaire de maintenir dans la durée des investissements humains et matériels importants, tant pour poursuivre l’exploitation des réacteurs actuellement en service que pour préparer leur renouvellement.
Dans le contexte actuel, les revenus issus du parc en exploitation permettent de financer son entretien et les investissements associés. Ils ne sont pas suffisants pour en assurer le renouvellement. Trouver le mode de financement adéquat de ces investissements importants pour la Nation relève d’une absolue nécessité : estimés à plus de 65 milliards d’euros pour la construction de six EPR2, selon le rapport récent de la Cour des comptes, ils ne produiront leurs premiers revenus qu’à l’horizon d’une décennie.
L’approvisionnement en combustible du parc nucléaire est par ailleurs la condition de son bon fonctionnement. La stratégie de diversification menée par notre pays dans ce domaine, depuis plusieurs décennies, est efficace : la France ne dépend d’aucun fournisseur, ni d’aucun pays pour la fourniture du combustible nucléaire et des services associés. Il s’agit là d’un atout certain dans le contexte géopolitique actuel, auquel s’ajoute la politique de traitement-recyclage des combustibles usés, dont le Conseil de politique nucléaire (CPN) du 26 février 2024 a confirmé la poursuite.
Enfin, la reprise des travaux relatifs aux réacteurs de quatrième génération (programme ASTRID), dans un objectif de fermeture du cycle du combustible, décidée lors du Conseil de politique nucléaire du 17 mars 2025, rouvre des perspectives nouvelles pour réduire encore plus le volume des déchets et garantir à moyen/long terme notre souveraineté et notre indépendance énergétique.
Cette stratégie n’est en rien incompatible avec le développement des énergies renouvelables. Mais le mix énergétique français ne pourra durablement se construire en sacrifiant les atouts d’une production nucléaire et hydroélectrique d’ores et déjà maîtrisée, en raison de l’ampleur des investissements consentis par le passé. Ne pas intégrer cette réalité reviendrait à perdre sur tous les fronts et l’énergie promise serait alors celle du désespoir.
Bernard CAZENEUVE
Ancien Premier ministre