Les marchés en risque

par Marcelle Padovani |  publié le 05/11/2024

L’économiste italien Lorenzo Bini Smaghi est président de la Société Générale depuis 2015. Nous l’avons rencontré pour évoquer les inconnues des élections américaines et les risques pour les marchés.

Lorenzo Bini Smaghi à Rome, le 14 octobre 2010. (Photo de Andreas Solaro / AFP)

Lorenzo Bini Smaghi, 67 ans, aristocrate toscan et économiste international a fait ses classes à Bruxelles, à Paris, à Chicago, en passant par Harvard et la banque Morgan Stanley, avant d’arriver à la Banque centrale européenne puis à la Société Générale, à Paris. L’homme illustre le parcours parfait de l’étudiant de « l’école Mario Draghi » dont la spécialité est de former des économistes extrêmement compétents, polyglottes, européens jusqu’à la moelle, et absolument non alignés politiquement. Bini Smaghi est actuellement Président de la Société Générale à Paris. Toujours compétent, toujours élégant, toujours polyglotte. Rencontre.


LeJournal.info : Le monde entier attend le verdict du 5 novembre. Si, une fois élus, Harris et Trump appliquaient leurs programmes, quelles conséquences chacun d’eux pourrait avoir sur l’économie américaine et sur l’économie globale ? Faut-il s’attendre à des turbulences et de la volatilité ?

Lorenzo Bini Smaghi : Cela ne dépendra pas seulement de qui l’emportera entre Trump et Harris, mais de qui aura le contrôle du Sénat et de la Chambre des représentants. Si Trump gagnait sur ces trois terrains, il aurait des marges de manœuvre plus sérieuses pour expérimenter des politiques protectionnistes, non seulement par rapport à la Chine, mais aussi par rapport à l’Europe. On constaterait aussi une forte pression à « déréglementer », aussi bien dans le secteur financier que dans celui de l’énergie. L’expansion fiscale continuerait vraisemblablement. Enfin, de nombreuses inconnues marqueront la politique étrangère. La volatilité augmentrait, politiquement et économiquement parlant.

Pourtant, même en cas de victoire de Kamal Harris, il n’est pas dit que tout irait de l’avant comme à l’accoutumée, surtout si les Républicains avaient la majorité au Sénat. N’oublions pas le problème de la Dette publique, qui devra être éliminée au début de l’année, et le fait que l’opposition livrerait bataille. Quoi qu’il en soit, je doute franchement que les résultats définitifs soient reconnus dès les premiers jours et sans turbulences.

LJ : L’économie chinoise souffre, disent les analystes, de la baisse de la consommation et de la méfiance des Chinois. Si en 2025 le pays confirme sa croissance mineure, avec des effets négatifs en l’Europe, quels secteurs en souffriront le plus ? La mode ?

LBS : La Chine risque d’être coincée dans la « middle income trap », selon laquelle le revenu par habitant d’un pays émergent ne parvient pas à croitre au-delà du seuil indispensable pour faire partie des pays dits avancés. Cette trappe se déclenche si la consommation est comprimée, et si la croissance dépend essentiellement des exportations et des investissements. Or, c’est ce qu’il se passe justement en Chine, où les familles continuent d’épargner une partie importante de leur revenu, pour se préparer à la retraite, pour financer l’instruction ou affronter les problèmes de santé. Tel est le paradoxe d’un pays socialiste qui ne fournit pas de garanties à ses citoyens quant à l’offre de biens publics, et qui pousse à une épargne excessive. En outre, le gouvernement n’a pas tendance à soutenir la demande interne à l’aide d’un système de « welfare » qui décourage le travail. Alors, la plus grande partie de la croissance dépend des exportations. Le problème est que ce modèle n’est pas défendable, étant donnée la dimension atteinte par l’économie chinoise par rapport à l’économie mondiale, et qu’il exporte en fait de la déflation, en suscitant des tensions commerciales telles qu’elles appellent des rétorsions. Les secteurs qui en souffrent en Europe sont ceux qui exportent vers la Chine, comme le luxe, mais aussi ceux qui sont en compétition avec la Chine sur le marché européen, comme l’automobile.

LJ : Les nouveaux taux de la BCE depuis le 17 Octobre ainsi que les soucis qu’exprime Christine Lagarde, signifient-ils que le scénario macro-économique européen est en train de changer, et que le risque de ralentissement de l’économie – si ce n’est de récession – est devenu plus fort que le risque d’inflation ?

LBS : Je crois que l’objectif de la stabilité des prix, avec une inflation à 2%, est maintenant atteint en Europe ; il s’ensuit qu’il n’y a pas de raisons pour confirmer le coté restrictif de la politique monétaire. Les taux d’intérêt sont donc destinés à être réduits dans les prochains mois. L’enjeu est de comprendre à quel rythme. Jusqu’ici, la BCE a coupé les taux de 25 points-base par trimestre, mais cet automne, elle l’a déjà fait par deux fois. Le problème est de savoir si, lors de sa prochaine réunion du mois de décembre, la BCE pourra couper jusqu’à 50 points. Ce qui pourrait être décidé si les risques de ralentissement de l’économie augmentent ultérieurement. Les données de ce troisième trimestre relèvent une croissance moins faible que prévu, sauf peut-être pour l’Italie qui est restée immobile. Mais ce qui compte c’est la tendance, qui se caractérise en Europe par une dynamique contenue, surtout par rapport aux Etats-Unis. En outre, la politique de bilan restera restrictive pour les prochaines années, en particulier dans les pays très endettés. La politique monétaire devra donc passer du restrictif à l’expansif, et plus rapidement que prévu.

Marcelle Padovani

Correspondante à Rome