Erdogan : le satrape d’Ankara

par Boris Enet |  publié le 23/03/2025

En commanditant l’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, principale menace pour la démocrature turque, Recep Tayyip Erdogan franchit un seuil dans l’illibéralisme islamiste et conservateur qui est le sien. Un acte de faiblesse.

Manifestation devant la mairie d'Istanbul le 23 mars 2025, en soutien au maire Ekrem Imamoglu arrêté pour «corruption» le 19 mars. (Photo de Kemal Aslan / AFP)

Erdogan le redoute depuis ce 31 mars 2019, lorsqu’ Istanbul bascule grâce à 14 000 voix dans l’escarcelle d’une opposition confuse, mais démocratique. Furieux de la perte par l’AKP de la métropole du Bosphore, Erdogan fait même rejouer le match. Verdict ? Une claque mezzo forte et 800 000 voix supplémentaires. Ekrem Imamoglu ne cesse de hanter le pouvoir islamo-conservateur du satrape d’Ankara dont la seule issue consiste donc à le faire incarcérer dans l’attente de son procès pour des motifs tous plus farfelus les uns que les autres entre corruption et liens supposés avec le PKK, bras armé kurde avec lequel le pouvoir négocie actuellement une trêve militaire.

Imamoglu est à la tête du CHP (Parti républicain du Peuple) dont l’héritage kémaliste et nationaliste n’empêche nullement le dialogue avec les formations islamistes ou kurdes. Un profil dangereusement rassembleur face à celui qui se maintient presque sans discontinuité, à la tête du 15e État en termes de revenu national depuis plus d’une vingtaine d’années. Erdogan devait agir promptement, avant la désignation ce dimanche, du maire d’Istanbul comme candidat de son parti à la prochaine présidentielle.

Comme tous les dictateurs en formation, il a procédé à plus de 50 000 incarcérations au cours des six derniers mois portant le nombre de prisonniers à plus de 400 000 sans que l’on sache ce qui relève des délits de droit commun ou des libertés fondamentales. 96 collaborateurs de Ekrem Imagoglu ont déjà été inculpés pour des faits fantoches dans un climat de terreur à l’égard des intellectuels, journalistes ou au sein des milieux culturels, de gauche et libéraux.

Finalement, le promoteur de l’impérialisme néo ottoman s’en est pris personnellement au maire d’Istanbul, déjà acculé par 5 procédures judiciaires : annulation de son diplôme universitaire délivré il y a 30 ans, mais indispensable à sa présentation à l’élection présidentielle, entraînant la démission du doyen de la faculté, puis mise sous écrou du principal opposant.

Pourtant, la bataille démocratique n’est pas perdue. Le pouvoir de l’AKP, affaibli par les dernières municipales de 2024 bien au-delà de la « Turquie blanche » favorable au rapprochement avec Bruxelles, est en proie à une inflation qui fragilise son assise dans les milieux populaires aux confins du pays. La gestion calamiteuse du dernier tremblement de terre a révélé le degré de corruption d’un système régional quasi mafieux, provoquant une sourde colère largement partagée. Les manifestations des trois derniers jours ont soulevé 45 des 81 provinces du pays, réunissant près de 300 000 personnes dans les rues d’Istanbul.

La démonstration de force de l’appareil répressif dans les rues avec les manifestations interdites, le contrôle des réseaux sociaux n’ont d’égal que sa hantise de perdre le contrôle du pays de la part de l’AKP. La jeunesse des centres urbains, les salariés les plus formés des grandes villes, la petite bourgeoisie libérale n’acceptent plus la coupe réglée d’un pays dont l’héritage laïc est mis à mal, les libertés fondamentales amoindries, les relations géopolitiques guidées par l’intérêt immédiat et la foi coranique au détriment du développement et des valeurs démocratiques.

Les plus cyniques répondront que depuis 1923 et l’avènement de la nation turque dans les décombres de la Première Guerre Mondiale, les arrestations, coups d’État et dérives autoritaires ont été légions. La dernière en date s’abattait sur le dirigeant prokurde Selahattin Demirtas en 2016.

Pourtant, l’aspiration à la démocratie et aux libertés continue d’agiter les peuples, en Turquie comme dans tout le bassin oriental de la Méditerranée, malgré les épreuves. En exil, Mélina Merkouri, figure socialiste de la résistance grecque à la dictature des colonels et future ministre de la culture de Andréas Papandréou, chantait dans Pour toi ma fille : « Sais-tu que les chansons renaissent sur les dalles des prisons… » Une leçon grecque capable de hanter les nuits d’Erdogan et d’animer celles des démocrates turcs.

Boris Enet