Erdogan, le sacre d’une Turquie en béton armé
Défiant tous les sondages, Erdogan a été réélu président de la Turquie avec 52 % des suffrages. Pour cinq ans de plus. Sa Turquie fait marche arrière vers l’obscurité. Et il est grand temps que l’Europe se décille
Voilà, c’est fait. Recep Tayyip Erdoğan est réélu président de la Turquie. Après vingt années de pouvoir, il repart pour cinq ans de plus. Malgré une inflation galopante, une profonde crise économique et même un violent séisme…
Une chose est claire : la Turquie est coupée en deux. Istanbul vit à cheval sur deux rives géographiques, l’asiatique et l’européenne. Deux moitiés, dont l’une est plus forte que l’autre puisque Erdogan a été réélu avec 52 % des suffrages. Cette « grosse moitié » est faite des Turcs qui ont, chevillé à l’âme, le culte de l’homme fort. « Avec Erdogan, nous dominerons le monde ! », chantaient ses partisans lors d’un meeting électoral. Ces Turcs-là sont des islamo-conservateurs, ancrés dans leurs convictions religieuses et nationalistes. Une Turquie qui, hélas, n’est pas d’une autre époque, mais bien d’aujourd’hui.
Même dans les régions sinistrées par un violent tremblement de terre et où les secours et l’État ont fait gravement défaut, on a voté pour lui. Qu’importe les prix qui s’envolent, la crise économique et les ruines des maisons, l’important est l’homme fort, le réis, le raïs, l’autocrate !
Et cette Turquie-là se pâme devant les coups de menton du chef. Erdogan le sait, il en joue. Il parle fort et haut, tient tête à l’Europe, la défie, ne vote pas les sanctions contre la Russie, empêche la Suède de rejoindre l’OTAN, fait du chantage sur les réfugiés syriens, les monnayent, bombarde les Kurdes, met son nez en Libye, soutient militairement ’Azerbaïdjan contre l’Arménie, deale les armes et les influences, les coups fourrés, sa non-participation à l’OTAN dont il fait pourtant partie, façon grain de sable dans la machine.
Il écrase ses opposants, les jette en prison pour vingt ans, interdit la presse qui lui déplait, fait pousser des mosquées dans tout le pays comme des champignons anatoliens, transforme Sainte-Sophie en mosquée revancharde, en appelle à Dieu, à Atatürk, à la bataille des Dardanelles, à la prise de Constantinople… et la grosse moitié de la Turquie adore, en redemande.
Même les immigrés turcs vivant et travaillant en Allemagne, pays européen et démocratique, ont voté en masse pour Erdogan l’autocrate !
Et les autres ? Ceux qui rêvent d’une Turquie moderne, tournée vers l’Europe, démocratisée, apaisée, d’une jeunesse libérée, d’un ciel éclairci, d’intellectuels à l’air libre, de…arrêtons-nous là ! Cette Turquie a perdu. Son héros, Kemal Kilicdaroglu, a mené une campagne à la « Gandhi ». On y a cru. Sauf que, après le 1er tour, comme il lui manquait les voix du concurrent ultranationaliste, il s’est lancé dans une violente diatribe contre les migrants et les réfugiés en promettant de les expulser du pays. Le « Gandhi » en papier mâché a sacrifié son honneur pour arracher la victoire. Il a perdu l’honneur et les élections.
Et maintenant ? Cinq ans. Erdogan est là, plus fort et plus arrogant que jamais. Moscou exulte et les capitales étrangères qui espéraient sa défaite se sont précipitées pour le féliciter, realpolitik, Paris en tête.
Cinq ans. Erdogan va pouvoir continuer à faire rêver les Turcs de domination mondiale ou, pour le moins, d’un festin à la table des grands de ce monde.
Il va pouvoir continuer à islamiser les villes et les campagnes, à écraser son opposition, à jouer entre l’OTAN et la Russie, à se présenter comme médiateur dans la guerre d’Ukraine, à défier le monde occidental et à gêner sa marche.
Que va faire l’Europe face à ce réis d’une autre époque ? Se coucher, encore une fois, ou s’opposer fermement à celui qui la défie, l’insulte, fracture sa propre société et pousse tout un pays à marche forcée vers l’obscurité ?
Poser la question, c’est déjà y répondre.