Et au milieu coule la Sambre

par Laurent Perpère |  publié le 13/01/2024

Encore un serial criminel. Encore une histoire de violeur. Et en plus, près de Maubeuge. Non merci, pas ce soir !

Eh bien on aurait tort de passer son tour. Cette mini-série ne doit être manquée à aucun prix

D.R -France TV

L’histoire est fondée sur des faits réels. Pendant trente ans, 56 viols ont été perpétrés entre France et Belgique sur un territoire étroit comme un mouchoir de poche. Oui, vous avez bien lu : 56 viols en trente ans sans se faire attraper. Le violeur est un criminel de génie, ou alors… On imagine une traque sans pitié, une intrigue pleine de tours et détours, un génie du mal d’une habileté diabolique. Ah, non. La série est franco-belge, pas américaine.

D’abord, on ne voit pas un seul viol. Une seule attaque, au dernier épisode. Le prédateur en chasse, ce sont quelques plans dans sa voiture, guère plus. Ensuite, son identité est révélée dès le premier épisode : pas de suspens. Et puis ce n’est pas un super-méchant, façon Silence des Agneaux ou autre. Et pourtant, on enchaîne les six épisodes en retenant son souffle.

Alors quoi?

Regard

Quoi : l’essentiel. Cette série change le regard qu’on a sur ce crime qu’est le viol. Parce qu’elle parle avec force, pudeur et dignité de la ruine de ces vies de femmes, ruine toute ordinaire, présente pour toujours en soi et cachée à tous. Et elle en parle simplement, sans pathos, sans emphase, sans grands mots: avec le seul regard des victimes, vidées de leur vie.

Reprenons.

Les créateurs, Alice Géraud et Marc Herpoux, et le réalisateur, Jean-Xavier de Lestrade, ont pris le brillant parti de décrire cette longue histoire à partir de six points de vue qui jalonnent la chronologie : la victime d’abord, puis une juge, une maire, une scientifique, un commandant et enfin le violeur. Le procédé évite la répétition des cas, donne profondeur et efficacité au récit et accentue le ressort dramatique des épisodes.

Ils ont aussi choisi, pour des raisons de fond, d’ancrer la narration dans un terroir, le Nord désindustrialisé. Une France de la périphérie, avec 30 % de chômage, où la survie est précaire. Mais une France chaleureuse des solidarités, des traditions populaires vivaces, des terrains de foot, des bistrots, du café toujours prêt à être servi.

Toute l’histoire est là, magnifiquement résumée dans le dernier épisode par le commandant Winckler à la fin de la garde à vue d’Enzo, le violeur : « La vérité, c’est que nous préférerions tous qu’il y ait deux Enzo, (le bon gars et le violeur victime de ses pulsions). Mais il n’y en a qu’un, et il là devant moi…Vous nous dérangez, c’est ça la vérité. Personne n’a envie que ce soit vous, c’est cela qui nous emmerde tant ».

Impuissance

Trente ans d’impuissance donc, due à d’incroyables négligences, à des maladresses, à de révoltants dénis, à une police et une justice submergées par le quotidien. Certes. Mais c’est Winckler qui a raison. Il est impossible d’accepter, d’envisager même que le « monstre », le « porc », soit l’un des nôtres, celui qui entraînait l’équipe de foot et copinait avec le lieutenant de police. La leçon vaut pour nous tous, bien entendu.

L’autre leçon est celle du visage des victimes. Chaque fois qu’une autorité – juge, policier, maire – s ‘efforce d’agir, c’est après avoir vu la photo des victimes,  les marques de strangulation, mais plus encore leur regard vide d’âme. Et c’est alors qu’ils ressentent, et nous avec, l’horreur indélébile d’un crime aux blessures physiques peu apparentes.

Rares sont ceux qui écoutent pourtant, et c’est aussi leçon. Seul Winckler armé de sa patience attentive et de son silence, réussit à libérer chez ces femmes ce qui était enfoui depuis si longtemps.

La série se clôt presque par l’évanouissement à l’annonce de l’arrestation d’Enzo, d’une femme de 50 ans, murée trente ans dans le déni. Elle était la première victime, celle qu’on découvrait en ouverture de la série étendue, immobile dans l’herbe près du murmure de la Sambre, tel le Dormeur du val : « C’est un trou de verdure où chante une rivière ».

Les deux trous rouges sont les mamelons de ses seins dénudés. Elle vit, elle est morte pourtant.

Laurent Perpère

chronique livre et culture