Et si c’était pour la liberté?

publié le 31/05/2024

Pour qui travaillent les reporters? Cette semaine, Christine Clerc, Prix Albert Londres 

Christine Clerc

« Olivier Dubois libre ! » pouvait enfin titrer Libération ce mardi 21 mars, après 711 jours de disparition de l’envoyé spécial dans le Niger. On ne l’espérait presque plus. Depuis août 2015, Dubois, père de deux enfants et journaliste free-lance pour Libération, Le Point et Jeune Afrique, couvrait « les problèmes de sécurité et de terrorisme au Mali ». Mais le 8 avril 2021, il avait été enlevé à Gao, où il s’était rendu pour interviewer un chef djihadiste. Depuis, la force d’intervention militaire française Barkhane s’est retirée du Mali. On avait rendu un hommage national aux cinquante-trois jeunes soldats tombés là-bas. Puis, les grands reporters étaient repartis vers d’autres guerres. Comme les militaires. Pourtant, nous n’avons jamais oublié notre confrère : chaque mois, jusqu’à ce qu’il reparaisse souriant, comme miraculé, à la une de Libé, d’autres quotidiens de gauche et de droite nous rappelaient son enlèvement. Et maintenant, nous allons l’interroger et l’écouter longuement après tant d’autres confrères héroïques. Pour ne pas oublier.

À peine rentrée du Mali, la grande reporter à France TV Dorothée Olliéric, qui a couvert depuis vingt ans tous les conflits en Bosnie, République centrafricaine et Afghanistan, publiait déjà un livre, « Vie et mort d’un soldat d’élite – Maxime Blasco » (Éditions du Rocher, 2022) pour qu’on n’oublie ni les soldats ni les journalistes tombés sur le front. Son récit s’ouvre sur cette citation d’Antoine de Saint-Exupéry : « La guerre, ce n’est pas l’acceptation du risque. Ce n’est pas l’acceptation du combat. C’est, à certaines heures, pour le combattant, l’acceptation pure et simple de la mort. » Cette maxime pourrait s’appliquer aux grands reporters.

Prisonnier des djihadistes durant presque deux ans, Olivier Dubois était sur le point de battre un terrible record : celui de Jean-Paul Kauffmann, l’envoyé de l’Événement du jeudi, enlevé à Beyrouth le 22 mai 1985 par le djihad islamique et libéré le 4 mai 1988. Comment ne pas y penser, alors que tant de confrères risquent désormais leur vie sur le front de l’Ukraine ?

Nos héros en Ukraine

Presque tous les soirs, on les voit sur nos petits écrans vêtus de leur gilet « Press » et casqués comme de vrais soldats. Au milieu des décombres de quartiers ravagés ou les pieds dans la boue, près des cratères creusés par les obus russes ou les drones iraniens, ils nous relatent les dernières offensives des deux camps et nous emmènent à la rencontre d’habitants héroïques. Eux aussi sont héroïques. Ils ne racontent pas dans quelles conditions ils vivent sur le terrain. Mais l’on sait qu’elles sont extrêmement difficiles. On ignore souvent leurs noms, qu’il faut noter à la hâte car le reportage prime et qu’ils ne sont pas, au contraire de certains présentateurs, des « stars du petit écran ».

Mais l’on sait que là-bas, eux risquent à chaque minute leur vie : pour que nous soyons informés. Ils s’appellent Thomas Misrachi et Michel Scott, mais aussi, car les femmes sont de plus en plus nombreuses sur le front, Liseron Boudoul, Maryse Burgot, Sara Daniel, Claire Gambier, Catherine Jentile, Agnès Vahramian… Je voudrais les citer toutes et tous et leur dire ma reconnaissance.

Car nous ne leur devons pas seulement d’avoir nuancé notre jugement sur les Russes, que nous imaginions à la fois aussi sensibles que Tchekhov et tellement mieux armés que les Ukrainiens, mais d’avoir découvert un peuple admirable de courage. Nous leur devons, en pleine période de grèves ou de départs en vacances, d’ouvrir les yeux sur le monde et de suivre jour après jour l’évolution de cette guerre qui menace notre continent voire notre planète. Alors, quand je vois des téléspectateurs bedonnants déguster leur bière devant leur télé en pestant contre « ces journalistes qui disent n’importe quoi », je suis en colère : qu’ont-ils fait, ceux-là, pour notre liberté ? N’ont-ils jamais risqué leur vie pour que nous soyons, au contraire des Russes, des Chinois, des Afghans, des Iraniens et de tant d’autres peuples soumis à des dictatures, informés, c’est-à-dire libres ?

Je voudrais que ces spectateurs lisent Delphine Minoui, qui a effectué tant de reportages à hauts risques en Iran, et qu’ils rencontrent au moins trois des lauréates du Prix Albert-Londres 2022. Margaux Benn, 34 ans, est envoyée spéciale du Figaro où elle a publié notamment « Près de Kherson, les Russes ont commis vols, viols et tortures ». Alexandra Jousset, 47 ans, et Ksenia Bolchakova, 39 ans, ont réalisé ensemble un film sur « Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine ». Croisées à Paris, ces trois grandes reporters, en blouson de cuir, minijupe ou pantalon et bottes de cuir noir ou talons aiguilles, ressemblent aux filles à la mode. Comment imaginer qu’elles arrivent de l’horreur ? Mais elles prennent la parole pour témoigner, avec modestie, de ce qu’elles ont vu : des villes ravagées, des femmes et des enfants mourir. Au passage, on apprendra qu’elles-mêmes ont été, sur le terrain et jusqu’à Paris, suivies et menacées par les agents de Wagner.    

Faut-il le rappeler ? L’an dernier, la Fédération internationale des journalistes comptait à travers le monde 365 journalistes en détention. Un chiffre en forte hausse, si on le compare aux 235 captifs de l’année 2020. Reporters sans frontières signalait de son côté « le grand bond en arrière du journalisme en Chine ». En l’absence de plus amples informations sur la Russie de Vladimir Poutine, où la totalité des médias indépendants ont été interdits depuis l’invasion de l’Ukraine, leurs reporters étant déclarés « agents de l’étranger » et huit d’entre eux ayant été assassinés en un seul après-midi de manifestation, l’empire de Xi Jinping détiendrait en effet un record mondial : 127 reporters en prison, contre 53 en Birmanie, 43 au Vietnam, 32 en Biélorussie et 31 en Arabie saoudite. Effet du Covid qui a limité les déplacements ? Le nombre de journalistes tués en 2021 serait de 46 « seulement », soit une vingtaine de moins que les années précédentes. C’étaient en majorité des hommes. Mais dans des pays comme l’Afghanistan, la proportion de femmes journalistes assassinées ne cesse plus d’augmenter.

La peur de voir le monde tel qu’il est

Quand je lis cela, je me dis que j’ai connu des jours tranquilles. Il est vrai que je n’ai pas été reporter de guerre. Quand je suis allée au Brésil, en Russie ou en Chine, c’était le plus souvent sur les traces de nos présidents de la République. Les reportages qui m’ont valu le Prix Albert-Londres, en 1982, ont été effectués dans l’hexagone. Je me souviens d’avoir suivi la semaine d’une ouvrière CGT à Saint-Étienne, d’un couple d’agriculteurs en Bretagne, d’une infirmière en banlieue parisienne. Mais, aussi, d’avoir passé une soirée avec des immigrés dans un foyer proche de Marseille. Nulle part, même dans des banlieues désormais interdites aux journalistes comme à la police, je n’ai eu peur : en ces années-là, l’insécurité n’avait pas encore explosé. Il ne fallait aucun courage pour enquêter à travers la France. Il en fallait simplement un peu pour témoigner.

Quinze ans avant l’assassinat de Samuel Paty, j’avais fait un tour de France des collèges et lycées en grève à la suite d’agressions de professeurs. Partout, on me racontait à mi-voix des histoires accablantes. Ici, en Corrèze, dans un collège aux grandes baies vitrées, au milieu d’un parc, une professeure d’histoire avait été violemment agressée par un élève islamiste qui refusait son enseignement. Un mois d’arrêt de travail. Mais le directeur insistait pour qu’elle s’abstint de porter plainte et prit carrément six mois de vacances « afin que la tension retombe… » Là, en Seine-Saint-Denis, les enseignants s’étaient mis « en retrait » à la suite de l’intrusion d’une bande de jeunes.

Durant trois heures, ils allaient me raconter leur quotidien : « Ils interrompent les cours », « Ils nous menacent » – « Je sais où tes enfants vont à l’école » – « Qui ça, “ils” ? » – « Ah ! si vous posez cette question, on vous met dehors ! » Et puis, ce fut un déferlement. « Bien sûr, nous, les Français, avons été coupables… La colonisation et la guerre d’Algérie… Mais là, devant la violence de ces jeunes, on n’en peut plus ! Et on a peur pour nos enfants ! » En modifiant les noms de ces enseignants et de leur collège, je racontais cette scène dans Le Figaro. Cela me valut d’être regardée d’un air soupçonneux par mes propres amis : pour avoir simplement rapporté ce que j’avais vu et entendu, j’étais baptisée « Le Peniste ».

Cela arrive encore à des consœurs et confrères qui osent décrire une réalité. Les héroïques « envoyés spéciaux » sont même parfois confondus avec des présentateurs vedettes de la télé payés comme des stars : « Tous ces journalistes ! » Est-ce l’envie ? La haine ? Ou plutôt la peur de voir le monde tel qu’il est – et tel que le révèlent les grands reporters – parfois au prix de leur vie ?