Être VIP ou ne pas être

par Bernard Attali |  publié le 16/05/2023

Les plateformes font le plein quand les salles font le vide. Le cinéma est en crise. Peu importe, l’important est d’être là. Dans l’ascenseur du Carlton…

Ouverture festival de Cannes- Photo by CHRISTOPHE SIMON / AFP

Il porte des Rayban trop larges et un smoking trop étroit. Mais pour rien au monde le VIP ne cèderait sa place… dans l’ascenseur du Carlton. À sa droite, une brune spectaculaire exhibe un sourire refait. Elle veut entamer la conversation. Surtout ne pas lui prêter attention : un VIP doit se méfier. Il y a des caméras partout.

En traversant le hall, il a vu toutes les rockstars du backstage. Tenues de galas et jeans troués. Entre deux étages : des journalistes sur notes de frais, des gardes du corps qui montrent leurs muscles et un essaim de filles qui se prennent en selfie avec des rappeurs. Les naïves, pense-t-il ! Le VIP sait que plus on s’élève, plus il faut jouer l’indifférence. Seuls les pauvres veulent avoir l’air riches.

Voir le Palais du Festival protégé des manifestants munis de casseroles par des cars de CRS lui avait serré le cœur : quel mépris pour l’art, quel manque de culture !

Lui porte au cou son carton plastifié avec photo. C’est tout et ça suffit à vous distinguer de la plèbe. Sur la Croisette le VIP doit toujours avoir l’air de s’ennuyer. C’est même à ça qu’on le reconnait. Au Festival, pas besoin de métaverse : la réalité est déjà augmentée. Tout le monde fait son cinéma. C’est la moindre des choses au Festival !

Les producteurs sont revenus à l’âge d’or des cavernes : tous barbus. Les actrices sont en décolletés très échancrés et en talons très hauts. Les influenceurs frétillent auprès des attachées de presse. Tout le monde méprise les paparazzis, mais prend la pose devant la première télé venue. Et cherche le bracelet donnant accès à la soirée du rooftop, là où il faut être vu…

La soirée est dédiée à l’Ukraine. Le festivalier adore l’humanitaire quand il s’accompagne de champagne rosé… Il passe son temps à chercher comment se faire inviter là où il ne l’est pas : ailleurs c’est forcément mieux. Les gens modestes ignorent leur chance : ils peuvent encore rêver qu’ils auront un jour ce qu’ils n’ont pas. La frustration des autres fait partie du scénario.

C’est en multipliant les barrières que les privilégiés font croire qu’ils s’amusent. Le VIP repense à la projection du matin : un documentaire coréen en VO. Un must, ont écrit les critiques. Il faut savoir admirer ce qu’on n’aime pas, disent les cinéphiles. Il parait qu’on en voit quelques-uns à Cannes — si, si je vous assure des cinéphiles !

L’ascenseur est arrivé. Lui aussi, pense le VIP aux Rayban, flatté parmi les flatteurs. La grande brune ne le lâche pas. Pourquoi pas ? Ici tout le monde fait le trottoir. Y compris, dans le hall, où les officiels en plein office la dévisagent crument. Après tout ils paient. Enfin surtout les contribuables ! La moitié du Festival est financé sur fonds publics. L’impôt, la dette, le bilan carbone, on y pensera après la fête. Bientôt minuit, l’heure des afters. Tendre est la nuit.

Un coup de tampon sur le poignet droit et le VIP se dirige vers la discothèque au sigle d’une grande marque de cosmétiques. Tout le monde veut être vu avec le patron parce qu’il le vaut bien et qu’il sponsorise. Hanouna avait été annoncé, mais il n’est pas venu : la rumeur dit qu’il prépare sa candidature à… l’Académie française.

Dans l’obscurité rayée de faisceaux laser, les conversations sont couvertes par une musique d’enfer. Alors on échange en hurlant : « Ça va ? Ça va ! Et toi ? Ça va !»

Pas nécessaire d’en dire plus : les plateformes font le plein quand les salles font le vide. Le cinéma est en crise, tout le monde le sait, pas besoin de se le répéter. L’important est d’être là. Au Festival des VIP. Dans l’ascenseur du Carlton. Où est la brune ?

Bernard Attali

Editorialiste