Europe : un angélisme dangereux

publié le 21/03/2025

Face à la montée des régimes illibéraux, beaucoup de démocrates européens appellent à rétablir la primauté du droit sur la force. Cette vision irénique ne mène à rien : le droit sans la force ne compte pas.

PAR PHILIPPE SABUCO (*)

Le bâtiment du Conseil de l'Europe illuminé aux couleurs du drapeau ukrainien pour le troisième anniversaire de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, à Strasbourg, le 24 février 2025. (Photo ROMEO BOETZLE / AFP)

Face aux bouleversements géopolitiques en cours, deux réactions se font jour. Les uns déplorent la fin d’un ordre international hérité de la seconde guerre mondiale et régi par le droit. Partout, en effet, l’État de droit recule sous les coups de boutoir d’une « internationale réactionnaire » qui privilégie l’exercice de la force au service de régimes illibéraux ou autoritaires. Les autres, parfois les mêmes, appellent au sursaut des démocraties libérales, notamment européennes, afin de préserver les acquis de l’État de droit – hiérarchie des normes, égalité devant la loi, séparation des pouvoirs – qui garantissent nos libertés fondamentales : liberté d’expression, de conscience, droits politiques… Dans les deux cas, une vision du monde, gouvernée par le droit donc, qui se heurte au retour de la force dans les relations internationales.

Dès lors, plusieurs voix appellent l’Europe à reprendre le flambeau du « monde libre » et à défendre l’État de droit face aux multiples attaques dont il fait l’objet, qu’elles proviennent de la Russie de Vladimir Poutine, des États-Unis de Donald Trump ou des droites populistes européennes. Face au projet réactionnaire en cours, il s’agirait donc de répondre à la force par le droit. Contre-projet louable, certes, souhaitable, bien sûr, mais dont on peine à voir comment il pourrait s’imposer à des États qui, précisément, ne reconnaissent plus le droit et lui préfèrent la force. Car le nouveau désordre mondial nous rappelle, dans un même mouvement, l’importance du droit, « trésor pour chacun d’entre nous »[1], et le caractère incontournable de la force dans les relations internationales. C’est ainsi que la période que nous traversons nous oblige à réfléchir, presque malgré nous, à l’articulation nécessaire entre le droit et la force.

Nous proposons, ici, de penser cette dialectique selon la distinction du primat et de la primauté, introduite par le philosophe matérialiste, André Comte-Sponville, dans Le mythe d’Icare[2]. Celui-ci définit le primat, concept explicatif, comme « l’ordre des causes et de la connaissance, qui tend au plus profond, au plus fondamental ». Appliqué aux relations internationales, il se rapporte à la force. Le concept de primauté, quant à lui, est normatif, il définit « l’ordre des valeurs et des fins, qui tend au meilleur ou au plus élevé ». Il s’applique, ici, au droit. Primat de la force donc, et primauté du droit. Cette distinction peut aider à comprendre ce que l’on désigne communément par realpolitik. Celle-ci postule avant tout le primat de la force : les relations internationales sont déterminées « en dernière instance » par les rapports de forces matériels entre nations (ressources naturelles, économiques, démographiques, militaires, technologiques…).

Affirmer le primat de la force ne signifie pas pour autant que les relations internationales s’y réduisent. Parce que la realpolitik est, par définition, politique, elle ne peut renoncer à la primauté du droit. Dans l’histoire, les tenants de la realpolitik – de Machiavel à Kissinger – ne se sont pas contentés de faire un usage exclusif de la force ; ils ont aussi signé des traités de paix, des accords commerciaux et édicté des règles de droit international. En revanche, ils ont toujours considéré que la force, concept objectif, garantissait l’effectivité du droit, concept normatif. Au fond, ils nous invitent à penser les relations internationales selon un ordre ascendant : du primat vers la primauté, de l’inférieur vers le supérieur. Ainsi, l’ordre inférieur (le primat de la force) est déterminant pour l’ordre immédiatement supérieur (la primauté du droit), « dont il crée les conditions de possibilité », et l’ordre supérieur (la primauté du droit) est régulateur pour l’ordre immédiatement inférieur (le primat de la force), « dont il fixe les limites et auquel il essaie de donner une orientation ou un sens ».

Fort de cette distinction, le philosophe nous met en garde contre deux écueils possibles : soumettre la primauté du droit au primat de la force (la barbarie) et soumettre le primat de la force à la primauté du droit (l’angélisme). C’est ainsi que tout appel à restaurer un ordre mondial régi par le droit, sans disposer de la force (comme puissance) pour l’imposer, relève du vœu pieux ; et toute volonté d’imposer un ordre mondial par la force, sans le respect des règles de droit (comme valeur) pour en fixer les limites, relève de la tyrannie. Le défi de l’Europe, dans le contexte actuel, est de continuer à défendre la primauté du droit tout en reconnaissant le primat de la force. C’est à cette seule condition qu’elle pourra, comme certains l’y invitent, reprendre le flambeau du « monde libre ».

[1] « Entre une Russie autoritaire et des Etats-Unis en pleine reconfiguration illibérale, l’Europe doit reprendre le flambeau du « monde libre » », éditorial de Philippe Bernard, Le Monde, 16.03.2025.

[2]Le mythe d’Icare, in Traité du désespoir et de la béatitude, de André Comte-Sponville, collection Quadrige, éditions PUF, 2002. Les citations d’André Comte-Sponville sont tirées de son Dictionnaire philosophique, collection Quadrige, éditions PUF, 2001.

(*) Membre du Collectif Télémaque, qui regroupe une trentaine d’universitaires, de cadres de la fonction publique et du secteur privé. Il a publié La Gauche du réel. Un progressisme pour aujourd’hui (L’Aube, 2019). Pour le Collectif Télémaque, Baptiste Bondu-Maugein, Benjamin Rotenberg, Philippe Sabuco, membres du bureau.