Fourest et les dérapages de @Metoo
Journaliste, réalisatrice, la directrice de Franc-Tireur, donne une analyse vivante, nuancée et critique de cette insurrection pacifique
Caroline Fourest s’attaque à @Meetoo ? On entend d’ici les réactions. Chez les dinosaures genre Figaro ou Valeurs actuelles : cette féministe agressive va nous servir une apologie sulpicienne. Dans la gauche radicale : cette universaliste louche et macronisée a pondu un réquisitoire réactionnaire. Double déception.
La directrice de Franc-Tireur a bossé son sujet, d’autant plus qu’elle l’a vécu de l’intérieur, elle-même victime des anciens préjugés et protagoniste de plusieurs affaires @Metoo, qu’elle ait été du côté de l’accusation ou de la défense. Elle donne ainsi un livre informé et nuancé, qui dérangera des deux côtés, ce qui est bon signe. Elle fournit surtout au lecteur un récit vivant et pédagogique de cette révolution et une réflexion approfondie sur l’immense progrès apporté par le mouvement tout comme sur ses dérapages.
Universaliste, Fourest ? À coup sûr. Mais point n’est besoin d’être intersectionnel ou néo-féministe pour mesurer l’immense injustice, l’oppression quotidienne, la violence routinière ou tragique qui prévalaient avant @Metoo. Le simple souci du réel et de la justice y suffit. C’est l’immense mérite de cette insurrection pacifique des femmes autour de l’hashtag mondialisé que d’avoir mis au jour un continent largement ignoré : celui de cette variante de la domination masculine, faite d’agressions sexuelles innombrables, de viols, de préjugés dégradants, de chantage, d’omerta et d’humiliations permanentes.
Fourest reprend une à une les grandes affaires qui ont rythmé la progression du mouvement, de Weinstein à Depardieu, de Polanski à Benoît Jacquot, du milieu étroit du cinéma à un nombre impressionnant des professions et d’organisations, livrant à chaque fois, grâce au recul du temps, un diagnostic précis, parfois implacable, parfois plus indulgent, selon les caractéristiques particulières du cas rapporté.
Depuis l’origine, la droite réactionnaire se gendarme : dénonciations sommaires, dit-elle, mise au pilori, « délathon » sans frontières. Fallait-il donc que les victimes continuent de se taire ? Que les femmes violées, agressées, traumatisées, vivent encore et toujours dans la peur de parler, de porter plainte, de se défendre, même ? La révélation de l’ampleur de l’injustice est venue par le témoignage, par la presse, par la parole des célébrités, par l’universelle caisse de résonance des réseaux. Eh oui ! C’est parce que la justice était défaillante et la police aveugle ou ignorante.
Le rappel de la genèse du mouvement, qui aurait échoué sans la publicité médiatique initiée par les premières lanceuses d’alerte, illustres ou anonymes, réduit à néant les sophismes réactionnaires des Finkielkraut, des Élisabeth Lévy et des Éric Zemmour. Un seul fait – incontestable – démontre leur mauvaise foi et leur crasse ignorance : une infime partie des viols commis aboutissent, in fine, à une condamnation en justice. Est-ce juste ? Et l’on ne parle pas des millions d’agressions sexuelles diverses et variées qui restent impunies, pérennisant le machisme au quotidien.
Ce qui n’empêche pas les dérapages, les nuances et les critiques. Fourest en fait la recension, qui heurtera bien sûr la frange la plus militante. Pour une remarque choquante et lourdingue, tel macho se voit cloué au pilori, perdant d’un coup sa réputation, son emploi et sa famille. Tel réalisateur coupable de délits mineurs est annulé, ses films mis à l’index, ses projets éliminés, sa vie professionnelle détruite. Tel prévenu finalement blanchi par la justice est néanmoins poursuivi d’une vindicte inextinguible. Au sein même des groupes féministes, telle réalisatrice coupable « d’universalisme » est accusée sans preuve et vouée aux gémonies.
Et surtout, l’ardeur militante des plus engagées les conduit à rejeter toute présomption d’innocence, tout formalisme judiciaire, quand on sait que la procédure est justement un pilier des libertés. Certaines demandent l’abolition de toute prescription alors que ce principe de sagesse civique date de l’Empire romain, d’autres exigent l’interdiction d’une œuvre parce que son auteur est louche, ce qui conduirait, si le principe était généralisé, à éliminer du patrimoine culturel de l’humanité une bonne part des chefs-d’œuvre universellement révérés.
On peut confondre l’artiste et l’homme, dit Fourest, mais non l’artiste et l’œuvre. La même ardeur vengeresse, remarque-t-elle, s’atténue ou s’accentue, non en fonction des faits, mais de l’origine du suspect. Ainsi tel prédateur rencontrera l’indulgence s’il est par ailleurs membre d’une minorité opprimée, ce qui revient à instaurer, sur un mode inversé, une justice d’Ancien Régime, où l’on était jugé différemment pour les mêmes faits, selon l’ordre auquel on appartenait.
Au bout de son récit, Fourest énonce une vingtaine, sinon de commandements, au moins de conseils, que tout militant ou toute militante de cette juste cause doit méditer. « Nous ne reviendrons pas en arrière, écrit-elle, à ce monde où les abusés se taisaient et saignaient en silence ». Encore faut-il que le cours nouveau du mouvement @Metoo « ne tourne pas au comité de salut public, à force d’être de piètres juges, expéditifs et arbitraires, ne respectant ni présomption d’innocence ni droit à la seconde chance. »
Caroline Fourest – Le Vertige Metoo, Grasset, 316 pages, 22 euros