France-Israël: le divorce des intellectuels
L’appel solennel des personnalités du camp de la paix israélien reste sans écho.
D’où vient cette impression que la parole intellectuelle en France n’est pas à la hauteur de la situation au Proche-Orient ? Gageons que l’effet de sidération n’y est pas pour rien. Et que prendre le temps de penser plutôt que de se ruer dans la bagarre à l’expression publique est une bonne chose. Néanmoins, on ne peut qu’être frappé par un effet de déjà-vu devant un fait inédit : le pogrom perpétré par le Hamas le 7 octobre. Quels mots, quelles réflexions peuvent nous aider à penser l’évènement ?
« N’attendez pas trop de la fin du monde », écrit le poète polonais Stanislaw Jerzy Lec , « cet aphorisme résume parfaitement l’état d’esprit chaotique qui est le nôtre », note la romancière Lola Lafon.
« L’esprit chaotique »… est-ce ce qui explique le silence ? Ce n’est pas faute d’avoir sollicité les intellectuels de gauche. Dès le 16 octobre, 65 intellectuels et parmi les plus éminents comme la sociologue Eva Illouz, l’écrivain David Grossman ou le philosophe Raphaël Zagury-Orly ont adressé un texte à la gauche mondiale.
« Nous, universitaires basés en Israël, leaders d’opinion et militants progressistes engagés en faveur de la paix, de l’égalité, de la justice, et des droits de l’homme, sommes profondément peinés et choqués par les récents événements survenus dans notre région. Nous sommes également très préoccupés par la réponse inadéquate de certains progressistes américains et européens à l’assassinat de civils israéliens par le Hamas, une réponse qui reflète une tendance inquiétante dans la culture politique de la gauche mondiale ».
Ces intellectuels israéliens attendaient un « appel sans équivoque contre la violence indiscriminée contre les civils des deux côtés ». Ils l’attendent toujours.
En France, prévaut l’obsession bien connue du « deux poids deux mesures ». Une tribune signée par dix universitaires parmi lesquels les politistes Bertrand Badie et Réjane Sénac, le philosophe Étienne Balibar et l’historien Jérôme Segal, ont appelé, dans une tribune au journal Le Monde , à « la vigilance, face à un traitement médiatique et politique de l’attaque terroriste du Hamas contre Israël, qui ne traite pas, selon eux, de la même manière toutes les victimes… Pour défendre la paix, il faut d’abord reconnaître qu’une vie vaut une autre vie ».
Même tonalité chez l’anthropologue Didier Fassin : « La non-reconnaissance de la qualité d’êtres humains à ceux qu’on veut éliminer est le prélude aux pires violences ». Et Didier Fassin d’ajouter : « Certaines victimes méritent-elles plus que d’autres la compassion ? Faut-il considérer comme une nouvelle norme le ratio des tués côté palestinien et côté israélien de la guerre de 2014 à Gaza : 32 fois plus de morts, 228 fois plus parmi les civils et 548 fois plus parmi les enfants ? ».
Dans le même ordre d’idées, le philosophe et économiste français Frédéric Lordon va plus loin : « Les tragédies israéliennes sont incarnées en témoignages poignants, les tragédies palestiniennes sont agglomérées en statistiques ». Et d’ajouter : « On voudrait connaître la proportion des hommes du Hamas passés à l’attaque ce week-end qui ont tenu dans leurs mains les cadavres de leurs proches, des corps de bébés désarticulés, pour qui la vie n’a plus aucun sens – sinon la vengeance. Non pas « terrorisme » : le métal en fusion de la vengeance coulé dans la lutte armée. L’éternel moteur de la guerre. Et de ses atrocités ».
N’importons pas le conflit , entend-on ici ou là. Peine perdue. Comme l’écrit le philosophe Saïd Benmouffok dans l’Obs. « Ce conflit est bien présent et la perspective d’une opposition communautaire aux conséquences catastrophiques se profile. À nous de résister à la polarisation des identités ».
Une polarisation déjà à l’œuvre selon plusieurs intellectuels pour qui les citoyens de religion musulmane sont pointés du doigt. Ainsi Aicha Bechir, professeure de philo : « Attachée aux valeurs de l’école républicaine, permettez aujourd’hui que je pleure mon collègue Dominique Bernard et toutes les victimes civiles du conflit israélo-palestinien sans avoir à m’excuser de crimes que je n’ai pas commis ».
À l’opposé, sans se cacher derrière son petit doigt, le philosophe Abdennour Bida demande d’aller plus loin : « Oui, en tant qu’intellectuel musulman, je condamne sans réserve, sans ambiguïté et sans aucune hésitation les massacres et prises d’otages perpétrés par le Hamas, et je les dénonce comme une pure barbarie et sauvagerie absolument injustifiables […] Je suis également très alarmé de constater que, du côté musulman, se fasse attendre à ce point une prise de parole à la hauteur de la gravité des faits […. Vite, donc, une parole claire, forte, responsable et courageuse des représentants de la communauté musulmane de France ! […] demeurer dans le silence serait inexcusable. »
Tandis que Jack Lang comme d’autres personnalités regrettaient à juste titre la décision de la Foire du livre de Francfort d’annuler une cérémonie de remise de prix à Adania Shibli, écrivaine palestinienne, Colum McCann, magnifique écrivain irlandais, écrivait : « Où trouver aujourd’hui du réconfort ? “Absolument nulle part” est la réponse immédiate ».
Anxieux, le grand Daniel Barenboim, chef d’orchestre israélo-argentin cofondateur avec Edward Saïd du West-Eastern Divan Orchestra, mêlant musiciens d’Israël et des pays arabes pose la question qui s’impose : « Demain, musiciens arabes et israéliens pourront-ils encore partager un pupitre ? ».