Fred Dewilde, mort sans blessures apparentes

par Jean-Paul Mari |  publié le 10/05/2024

Le dessinateur, survivant du Bataclan, vient de mettre fin à ses jours, neufs ans après l’attaque terroriste.

Capture écran - Le Parisien -

 

Fred Dewilde ne le savait pas, mais il est mort il y a neuf ans, lors de l’attaque terroriste qui a ravagé la salle de concert du Bataclan ce soir du 13 novembre 2015, à Paris. Pourtant, quand il a pu enfin sortir de la fosse dans laquelle il est resté caché, allongé pendant deux heures dans le sang des autres, il ne portait aucune blessure. Au moins le croyait-on. En réalité, il était déjà mort, avec les autres. Il le dira lui-même six ans plus tard : « Le Bataclan, je l’ai toujours, il ne m’a jamais quitté ». (*)

Quelle est cette chose qui l’a tué sans blessures apparentes ? Lui en parlait comme d’une maladie. En réalité, c’est une terrible blessure dont certains ne se remettent jamais. Une rencontre avec le Néant de la mort, l’Horreur. De cette fosse obscure ne reste qu’une ou des images qui se sont incrustées dans le cerveau avant de faire irruption dans le champ de la
conscience, d’exploser soudain, un mois ou dix ans plus tard, pour tout envahir, la nuit, le jour, rendant impossible le quotidien, le sommeil, le travail, la famille, la vie. Un calvaire.

 Fred Dewilde l’avait compris : « Ce n’est pas survivre qui est difficile, mais vivre avec ». Le traumatisé est seul, tout seul avec ses images qui le terrifient. Pour lui, le constat est simple, sans appel : il a vu la mort, il s’est vu mort, il est mort. Alors, que fait-il encore au milieu des vivants ? Il erre comme Lazare le ressuscité, mais empêtré dans ses bandelettes
funèbres, dans un monde où il ne trouve plus sa place, dans « un no man’s land entre ce qui est arrivé et nous », disait Fred Dewilde. Un « no man’s land », un monde sans humains. Le dessinateur ne se reconnaissait plus comme appartenant une humanité dont il se sentait exclu, lui le déjà-mort, et qu’il avait fini par détester : « Je ne supporte plus l’être humain. Par moments, je ne me supporte plus moi-même. »

Et pourtant, il s’est battu. De toutes ses forces.  Il a écrit quatre livres pour dire l’inaudible, La Morsure Conversation
avec ma mort
, La Mort émoi , et surtout le premier, « Mon Bataclan », le sien, celui qu’il ne parvient à partager avec les autres, parce qu’il ne peuvent pas comprendre. Pour dire l’indicible, l’ancien illustrateur médical a usé de sa plume de dessinateur, chaque jour, des centaines de dessins, mais toujours le même thème, la fosse, l’obscurité, les autres, morts, agonisants.

L’écriture, le dessin, autant d’outils de survie certes, mais qui disaient son impossibilité à échapper à cette nuit du 13 novembre. Sa plus grande peur était l’oubli, après le procès par exemple, « qu’on tourne la page et que les victimes restent avec leur trauma et leur difficulté à vivre ». Fred, lui, n’avait pas la force de tourner cette page, qu’il dessinait encore et encore. Le long procès aux assises ne lui avait pas apporté de soulagement : « La justice est là pour condamner les coupables, elle n’est pas là pour les victimes ».   

Oui, il s’est battu, lui le colosse bourru au grand cœur, allant jusque dans les lycées et collèges pour parler de ce qu’il avait vécu, du terrorisme, de la violence, du désarroi des victimes, de l’après. On admirait le survivant, sans savoir qu’il était un homme en sursis. Primo Levi, survivant des camps, a beaucoup écrit pour résister à la mort. Quand il n’en a plus eu la force, il a fait une « chute » mortelle dans une cage d’escalier. Fred, lui, a écrit et dessiné avec la force du désespoir, celle d’un homme qui n’arrivait même plus à s’intéresser à ses enfants, un homme seul, emmuré dans son trauma, comme dans une cellule d’isolement à perpétuité.

Avant lui, Guillaume Valette, 31 ans, autre rescapé du Bataclan, a mis fin à ses jours dans sa chambre de la clinique psychiatrique où on le soignait pour une sévère dépression. Et France-Élodie Besnier, installée ce 13 novembre à la terrasse du Bar Le Carillon et qui avait échappé aux balles de kalachnikov des tueurs islamistes, s’est donné la mort six ans plus tard, le 6 novembre 2021, deux mois après l’ouverture du procès. Elle avait 35 ans.

La « vie » d’un survivant traumatisé n’est parfois qu’un long calvaire. Quand le temps, qui n’a plus d’importance puisqu’on est déjà mort, s’est arrêté dans la noirceur d’une fosse engluée de sang. Quand le rescapé, qui se sent coupable, cherche à répondre à cette question sans réponse : « Pourquoi les autres et pas moi ? Est-ce qu’ils ont pris ma place ? » Pas de trace
de la moindre blessure, mais des cauchemars terrifiants, l’hypervigilance, la peur, la colère ou le désespoir, la haine de soi et des autres, ce sentimentd’être exclu de la communauté des humains, de ne plus être soi, à sa place, une
éternelle douleur psychique dont un vétéran de guerre, pourtant dix fois blessé physiquement, dit qu’il n’y a pas d’équivalent de souffrance.

Quand les déjà-morts, martyrisés, finissent par se suicider pour mettre fin à leur calvaire, ils ne font que mettre leur agenda à jour. Celui qui a leur été fixé un soir du 13 novembre 2015 à Paris.

À lire : Mon Bataclan, vivre encore (Lemieux, 2016), La Morsure (Belin, 2018), Conversation avec ma mort (Rue de Seine, 2021) et La Mort émoi (Éditions 13 en vie, 2022)

À visionner sur Le
Parisien: itw de Fred Dewilde en 2021

Jean-Paul Mari