Gay et militant au Rassemblement national…
Contradiction : comment des hommes qui s’identifient comme gays peuvent-ils rejoindre un parti qui n’encourage pas les politiques en faveur des droits LGBT+, voire qui s’y oppose activement ? Un engagement improbable…
En début d’année 2023, le Rassemblement national lançait une association parlementaire pour lutter contre le « wokisme » et notamment, contre la « propagande LGBT dans les écoles ». Ces prises de position au sein du FN/RN sur les questions LGBT+ sont anciennes et elles renvoient l’image d’un parti « sexiste et homophobe ».
La visibilité de membres du parti ouvertement homosexuels – pour l’essentiel des hommes gays – a donc souvent été perçue comme improbable ou, tout du moins, paradoxale.
La contradiction pourrait se résumer en ces termes : comment des hommes qui s’identifient comme gays peuvent-ils rejoindre un parti qui n’encourage pas les politiques en faveur des droits LGBT+, voire qui s’y oppose activement ?
Un apparent paradoxe
Dans un chapitre de l’ouvrage Sociologie politique du Rassemblement national. Enquêtes de terrain, j’ai cherché à dénouer les fils de l’apparent paradoxe entre l’orientation sexuelle et l’orientation politique des homosexuels frontistes.
Je me suis pour cela concentrée sur deux portraits sociologiques, élaborés à partir d’entretiens approfondis avec des militants – Maxime, 23 ans au moment de l’enquête, et Julian, 27 ans – qui ont rejoint le parti après l’arrivée de Marine Le Pen à sa tête.
Ces deux cas étudiés sont loin d’épuiser l’ensemble des trajectoires possibles d’engagement de gays au FN/RN, mais le choix de resserrer ainsi l’analyse permet d’entrer dans le détail des parcours individuels et dans le concret des expériences au sein du parti. Ils montrent que loin de s’opposer, homosexualité et militantisme frontiste s’articulent et se façonnent mutuellement.
Le conservatisme en héritage
Maxime, étudiant en droit, est issu d’une famille des classes supérieures avec un père ingénieur et une mère universitaire qui a travaillé dans sa jeunesse pour Philippe de Villiers, le fondateur du parti souverainiste Mouvement pour la France. Il développe dès le plus jeune âge un intérêt pour la politique, avec des valeurs conservatrices de droite.
Dans la famille de Julian, la politique est également fortement valorisée : si son père avait un « devoir de réserve » en étant militaire dans la Marine nationale, sa mère a été attachée parlementaire auprès de députés de l’Union des Démocrates Indépendants (UDI) pendant quelques années.
Ses parents l’ont ainsi poussé à militer à son tour, ce qu’il fait, avant même d’être en âge de voter, en participant à la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Bien que les membres de sa famille ne soutiennent pas directement le Front national, les valeurs conservatrices qu’ils véhiculent rendent probable l’adhésion de Julian à certaines des idées frontistes. Julian appartient en effet, selon ses mots :
[à l’une de ces] « vieilles familles qui sont très croyantes, qui sont vraiment attachées à une terre, des familles très traditionnelles et conservatrices – on se le dit souvent : en cas d’épuration ethnique, on serait les derniers à rester avec les Le Pen ». « peut-être que je finirai hétéro »
L’importance de la religion catholique est un autre point mis en avant par les enquêtés pour expliquer leurs préférences politiques. Maxime dit par exemple que sa famille maternelle est proche de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie-X qui rassemble des catholiques qualifiés de « traditionalistes ». Il passe sa scolarité dans une école privée catholique hors contrat où les sociabilités adolescentes rejoignent ses valeurs conservatrices :
« Cathos tradi’, ils s’engagent pas politiquement, ils font plus de l’associatif, les trucs de la Manif pour tous et tout ça ».
Avec ses camarades du lycée, il part ainsi manifester contre la « loi Taubira », visant à ouvrir le mariage aux couples de même sexe, au moment où elle est débattue à l’Assemblée en 2013. À cette période, il se définit comme hétérosexuel et n’a jamais eu de relation homosexuelle.
C’est à 19 ans, lors d’une soirée en boîte de nuit, qu’il a un premier rapport sexuel avec un homme alors qu’il est en couple avec une femme. Il quitte, peu de temps après, sa copine et entame des relations avec des partenaires de même sexe.
Pour autant, son opposition au « Mariage pour tous » n’a pas varié : « Je pense, et je le pense de plus en plus, que… les gays sont pas stables. Je vois le nombre de rapports sexuels que les gays peuvent avoir c’est… affreux ! […] pour un gosse je pense que c’est pas un bon modèle. Et le mariage entraîne la filiation. […] Je pense que le mode de vie aussi n’est pas sain. C’est pour ça aussi peut-être que je finirai hétéro. »
La progressive définition de soi comme gay et la socialisation secondaire au sein d’espaces de sociabilité homosexuelle ne modifient donc pas fondamentalement les représentations qu’il avait auparavant de l’homosexualité.
Défendre un ordre hétéronormé tout en étant gay
Certains travaux déjà anciens ont fait l’hypothèse que le conservatisme d’hommes gays serait dû à la recherche d’une « respectabilité sociale » pour « compenser » le stigmate attaché à l’homosexualité.
Dans le cas de nos enquêtés, les attitudes politiques ne sont pas tant une conséquence de leur sexualité minorisée que de leurs socialisations conservatrices qui les mènent, d’une part, à rejoindre le Front national, et, d’autre part, à défendre un ordre hétéronormé tout en étant gay.
Leur position au sein du parti n’apparaît pas subversive à cet égard puisqu’ils promeuvent des valeurs familialistes qui valorisent l’hétérosexualité :
« La vie à deux, le couple se fait entre un homme et une femme », « des enfants j’en voudrais mais uniquement avec une femme… »
Cela étant, ils ne s’attachent pas non plus à défendre, dans toutes les sphères de leur existence, des opinions et des pratiques conservatrices. Tout en considérant l’hétérosexualité comme supérieure, ils s’identifient comme gays, participent plusieurs fois par semaine à des soirées avec d’autres homosexuels dans des bars ou des boîtes de nuit et ont de nombreuses relations sexuelles et affectives avec des hommes.
Leur rapport aux normes de genre est également ambivalent. En entretien, ils déprécient fortement les hommes « efféminés », dont ils cherchent à se distinguer, et disent préférer les « gays très hétéros ». Mais ils peuvent se révéler très différents au quotidien et dans la sphère intime. Ainsi, loin du stéréotype du militant viril d’extrême droite, ils utilisent couramment des pronoms féminins pour se désigner ou encore affirment apprécier être « considéré comme la maîtresse, l’amante tu vois de ce mec-là ».
Cette ambivalence vis-à-vis de l’homosexualité et de la masculinité est parfois vécue sur le mode du « déchirement » (« peut-être que je finirai hétéro » avec, dans « l’idéal », « une maison en pavillon, une femme, un 4×4, les gros chiens et… des enfants »), mais elle n’est pas tout le temps, ni systématiquement, source de tensions individuelles.
Sociabilités gaies en milieu partisan
L’engagement militant de gays au FN est lié à leurs dispositions politiques mais aussi au contexte partisan où il prend place. Leur expérience au sein du parti est notamment façonnée par l’existence de sociabilités gaies intrapartisanes auxquelles ils vont progressivement prendre part.
Maxime et Julian ne parlent pas de leur homosexualité au moment où ils entrent dans le parti. Ils ne le font qu’une fois qu’ils y sont suffisamment insérés, après plusieurs mois pour l’un et un an et demi pour l’autre, et qu’ils constatent que l’homosexualité n’est pas un « problème » pour les militants qu’ils côtoient. Ils découvrent alors que la sphère militante donne accès à des espaces de sociabilité homosexuelle, à l’entre-soi gay lors de soirées en boîtes de nuit ou chez des militants par exemple.
Si cela ne constitue pas au départ une incitation à rejoindre le parti, cela contribue à inscrire leur engagement partisan dans la durée et s’apparente sous certains aspects à une rétribution de leur militantisme.
Julian commente ainsi :
« Y’a plein de mecs qui sont gays, mais alors là, même dans les cadres et compagnie. Y’avait un cadre qui était venu dans la section, dont je citerai pas le nom, on avait passé deux jours dans sa suite au Pullman où y’avait d’autres cadres du Front national qui nous avaient rejoints, on avait fait que baiser ! Fin bon, y’a pas de soucis là-dessus ! »
Soulignons qu’il ne s’agit-là ni d’une spécificité du FN ni des militants gays : les liens intimes font pleinement partie des expériences partisanes, où qu’elles se situent sur le spectre politique, même si les liens relevant de la sexualité sont rarement mis en avant.
Le relatif contrôle de la visibilité homosexuelle
L’homosexualité et sa visibilité ne sont cependant pas acceptées dans toutes les sphères du FN : il s’agit d’un vecteur d’affinités tout autant que d’oppositions intra-partisanes. Maxime explique par exemple avoir été fortement critiqué dans certains espaces où son homosexualité était connue :
« Donc [pour eux] j’étais dans la bande de Philippot soi-disant, alors que pas du tout, j’étais bien content qu’il s’en aille d’ailleurs, j’étais plutôt dans la ligne de Marion [Maréchal]… Mais du coup j’étais dans les “mignons” à abattre. »
La visibilité gaie vient parfois alimenter des logiques d’appartenance à des sous-groupes partisans. Maxime continue par ailleurs de « cacher » son homosexualité dans sa fédération d’origine, implantée dans le département rural où vivent ses parents, qu’il considère comme plutôt hostile envers les gays et au sujet de laquelle il conclut :
« Y’a quand même plein de gens qui sont au Front national qui sont homophobes. »
La publicisation de l’homosexualité à l’extérieur du parti est également fortement contrôlée. Ainsi Maxime a poursuivi en justice, avec le soutien du FN à l’époque, un journaliste qui l’a « outé » dans la presse, suite à sa participation à une manifestation contre le « Mariage pour tous ». L’enjeu du procès est alors, selon lui, de publiquement « affirmer qu’[il n’est] pas gay ».
Les usages de l’homonationalisme
Les expériences partisanes de Julian et Maxime sont également marquées par la progressive appropriation d’idées homonationalistes. Ces idées reposent sur la stigmatisation de certaines populations, notamment racisées, en mobilisant de manière approximative et équivalente l’origine migratoire, l’appartenance religieuse, le lieu d’habitation, etc. Elles visent à les présenter comme étant intrinsèquement « homophobes » et les exclure de ce qui est pensé comme étant la « Nation française ».
Le parti est un lieu de production et de diffusion de l’homonationalisme, relayé par les cadres dans les discours officiels notamment depuis 2010 pour s’adapter aux normes de la compétition politique dans un contexte d’acceptation croissante de l’homosexualité.
Lorsque Julian et Maxime rejoignent le FN, ce n’est toutefois pas pour promouvoir des idées homonationalistes. Ils disent d’ailleurs n’avoir jamais connu de violences hétérosexistes de la part d’autres personnes que leurs proches.
Le souci de « la sécurité »
L’homonationalisme n’est donc pas la cause de leur engagement politique mais les enquêtés vont, par la suite, le mobiliser comme une justification idéologique de leur affiliation au Front national.
Maxime commente ainsi :
« Je pense que le vrai droit – et c’est pour ça qu’il y a autant de gays qui votent Front national, c’est impressionnant dans mon entourage, les gays, il doit y en avoir 60-70 % qui votent Front national – c’est la sécurité. Quand tu sors d’une boîte de nuit ou autre, tu tiens la main d’un gars et tu vas te faire agresser par la racaille du coin. […] j’ai pas forcément peur de l’islam. Mais la racaille qui interprète mal l’islam, ouais ouais c’est sûr ça peut faire peur ».
Les militants participent, à leur tour, à diffuser ces idées sur la sécurité au sein de leur entourage ou via des supports de communication politique. Maxime poste régulièrement des tweets sur le sujet – comme celui disant que « les agressions homophobes sont causées par la montée de l’islamisme. Ne nous voilons pas la face » – qui sont ensuite « likés » par d’autres membres du parti.
La rhéthorique homonationaliste permet ainsi de justifier idéologiquement leur engagement en tant que gays et les conduit ponctuellement à donner une dimension politique à leur sexualité. Si l’expérience de l’homosexualité apparaît, au départ, marginale dans la formation de leurs préférences politiques, elle participe in fine à façonner leur engagement.
Doctorante, ATER en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne