Gaza : la guerre sale

par Jean-Paul Mari |  publié le 26/04/2024

Otages abattus par erreur, humanitaires frappés, hôpitaux dévastés, boucliers humains, charniers mystérieux… La nature même de la guerre à Gaza entraîne les belligérants dans une spirale infernale. Jusqu’où ?

Une jeune fille récupère des objets dans les décombres d'un bâtiment effondré à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 24 avril 2024, suite à des frappes aériennes israéliennes - Photo Mohammed Abed/ AFP

Cette guerre-là a commencé par une horreur : l’attaque sur le territoire d’Israël. Le 7 octobre 2023, des commandos du Hamas tuent 1 200 personnes – des soldats et surtout des civils, hommes, femmes, vieillards, 37 enfants -, et font 7 500 blessés. On relève des viols, très nombreux, suivis d’assassinats, et une vaste opération de prise d’otages, dont 134 sont encore retenus dans les tunnels de Gaza. L’attaque-surprise n’est pas seulement une audacieuse opération militaire très bien planifiée, c’est aussi une vaste opération terroriste.

Cette attaque du 7 octobre  a d’abord sidéré Israël et ravivé chez les Israéliens la profonde psychose de la survie, la stupeur puis la colère d’un peuple. Avant que le gouvernement en place ne la transforme en un sentiment, le désir de vengeance, et un objectif, détruire le Hamas. Une victoire totale et définitive.

Mais, pour atteindre le but fixé, il faut aller chercher le Hamas là où il se trouve, à Gaza. Un timbre-poste territorial de 30 km de long sur 9 à 12 km de largeur, soit 365 km2 – l’équivalent de la surface d’une ville française moyenne – peuplé de 2, 2 millions d’habitants. 4 000 humains par km2, une aberration urbaine et démographique. Un piège, un entonnoir géant. Benjamin Netanyahou et son gouvernement d’extrémistes ont lancé leur armée dans cette fourmilière humaine, d’abord par une guerre de missiles puis en engageant des troupes au sol.

Bilan humain

Le bilan humain, aujourd’hui, est consternant : 35 000 personnes auraient été tuées, dont 9 000femmes et 14 000 enfants. Près de 80 000 blessés, dont 12 000 enfants, des milliers d’autres personnes portés disparues, probablement enfouies sous les décombres de villes en ruines. Un chaos de la guerre où on se bat parfois à coups de missiles, parfois au corps à corps, entre immeubles effondrés et rues obstruées par des montagnes de gravats.

Dans ces conditions, les « bavures » qui font régulièrement scandale ne sont pas des accidents : elles font partie de la nature structurelle de cette guerre. D’abord parce que les soldats de Tsahal, qui a déjà perdu plus de 600 hommes dont la moitié le 7 octobre, sont convaincus qu’ils affrontent non pas des combattants au milieu d’une population civile, mais des terroristes sans foi ni loi. D’ailleurs, le Hamas n’hésite pas à utiliser les gazaouis comme boucliers humains, transformant le sous-sol d’un hôpital en QG militaire ou des cabines de parasols sur la plage en lieux de stockage d’armes. Affirmation validée par Josep Borrell, le chef de la diplomatie de l’UE, qui a condamné « l’utilisation par le Hamas d’hôpitaux et de civils comme boucliers humains » dans la bande de Gaza, tout en appelant Israël à une « retenue maximale » afin de protéger les civils dans la guerre en cours.

En Israël, les plus durs n’hésitent pas à proclamer qu’il « n’y a pas d’innocents à Gaza, seulement des terroristes » et font obstacle physiquement à l’entrée de toute aide humanitaire dans Gaza. Convaincue de combattre le diable terroriste, la tentation est donc forte pour Tsahal de s’affranchir des règles de la guerre.

Otages

Sur le terrain, plongés dans cet infernal chaos du combat urbain en territoire hostile, les soldats semblent avoir adopté la méthode du « Shoot first, check after » (on tire d’abord, on vérifie après) de l’armée américaine en Irak. Témoin, l’épisode des trois otages israéliens abattus par leurs frères d’armes le 15 décembre à Choujaiya, dans le nord de la bande de Gaza.  Les trois captifs, Yotam Haïm, un batteur de heavy metal de 28 ans, Samer Al-Talalqa, un Bédouin de 25 ans, et Alon Lulu Shamriz, un habitant du kibboutz Kfar Aza, âgé de 26 ans, sans uniforme et mal en point, venaient d’échapper au Hamas et se sont avancés vers les lignes israéliennes. L’armée a reconnu « une erreur tragique » pour les avoir identifiés « par erreur » comme une « menace ».

Le 2 avril, ce sont sept humanitaires qui ont été victimes d’une frappe « non intentionnelle » selon l’armée. Ces hommes – australien, polonais, britannique, américain ou palestinien… – appartenaient à l’ONG World Central Kitchen, qui lutte contre la famine latente à Gaza et venait de livrer plus de 100 tonnes d’aide alimentaire par voie maritime.

L’ONG américaine affirme que « l’équipe se déplaçait dans une zone sans combat à bord de deux voitures blindées portant le logo du WCK et d’un véhicule non-blindé » avec l’accord de l’armée. Washington s’est dit « indigné », la France a exprimé sa « condamnation ferme » et Israël a promis, comme elle fait toujours dans ces cas-là, une « enquête approfondie »… qui souvent n’aboutit jamais.

Les hôpitaux visés

Plus grave est la situation des grands hôpitaux à Gaza. Surpeuplés, démunis de tout, travaillant dans des conditions dantesques, uniques refuges des blessés et des civils terrorisés, mais suspectés par Tsahal d’abriter des cellules en armes voire des hauts responsables du Hamas, ils ont été l’objet de longs sièges, de bombardements avant d’être investis par des commandos au sol. On s’est battu dans les salles d’urgence et les couloirs d’un hôpital. Dans quelles conditions ? On ne le sait pas exactement. Là, plus que partout ailleurs, l’absence de reporters internationaux neutres et d’observateurs de l’ONU autorise toutes les accusations. De « nid de terroristes » à « génocide », les deux partis multiplient les accusations. Restent les faits et la découverte de fosses communes dans la cour des hôpitaux.

Le 1er avril, après quatorze jours de siège, l’armée israélienne s’est retirée de la zone d’Al Shifa, le plus grand hôpital de la bande de Gaza, complètement détruit. Trois semaines plus tard, les Palestiniens continuent d’exhumer des corps : 381 pour l’instant dans les décombres et autour de l’hôpital, selon la défense civile (source : média américain NPR). Des témoins palestiniens parlent de « coups de feu et explosions d’une intensité inouïe », patients, médecins et réfugiés se déplaçant dans la cohue. « Ceux qui s’approchaient des fenêtres se faisaient tirer dessus. » De son côté, l’armée israélienne a diffusé des images d’un tunnel, de « grandes quantités » d’armes saisies, ainsi que des documents sur des réunions du Hamas au sein même de l’hôpital.

Au fil des mois, plus la guerre avance vers le Sud et plus ses effets se font tragiques. Et obscurs. À l’hôpital Nasser de Khan Yunis, le Hamas et Israël se renvoient la responsabilité d’un charnier de 392 corps découverts au sein de trois fosses communes, derrière la morgue et près d’un bâtiment de dialyse. Selon des journalistes de CNN parvenus sur place, certaines victimes étaient vêtues de blouses chirurgicales et portaient encore leur bracelet d’hôpital. Une centaine de corps seulement auraient été enterrés avant l’arrivée de Tsahal. L’armée a reconnu en avoir déterré certains pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’otages. Et les autres ?

L’Union européenne et Amnesty International ont appelé les Nations Unies à former « un comité international chargé d’enquêter sur les charniers de l’hôpital Nasser », pour faire toute la lumière sur cette affaire.

Perdre la guerre ?

Otages abattus par erreur, humanitaires frappés par un bombardement ciblé, hôpitaux dévastés, boucliers humains, massacres de civils, charniers mystérieux… La guerre sale à Gaza entraîne le Hamas et l’armée israélienne dans une spirale infernale. Jusqu’où ? Et pour quelle victoire ?  « Nous sommes en train de perdre la guerre, a affirmé Élie Barnavi, intellectuel respecté et ancien ambassadeur d’Israël en France sous Ariel Sharon, parce que nous continuons la guerre sans atteindre nos objectifs. »

Ce n’est ni l’avis ni l’intérêt de Benjamin Netanyahou, qui persiste à croire qu’il peut atteindre son but promis et proclamer la « victoire totale ». Tsahal affirme avoir mis hors d’état 18 brigades du Hamas et il n’en resterait que 6. Où sont-elles ? À Rafah selon l’armée israélienne, tout comme le chef islamiste Yahya Sinwar, cerveau du massacre du 7 octobre, qui s’y cacherait. Sauf que Rafah, à l’extrême-sud de la bande de Gaza, face à l’Égypte, n’est qu’un minuscule réduit de 64 km2 qui étouffe déjà sous le poids d’un million et demi de déplacés.

Objectif Rafah

Peu importe pour Benjamin Netanyahou, empêtré dans sa logique de guerre – contre le Hamas à Gaza, le Hezbollah au Sud-Liban, les mollahs en Iran. Une fuite en avant qui le maintient au pouvoir et le préserve d’une destitution, de poursuites judiciaires et des cris des familles des otages, en espérant, secours ultime, l’arrivée Donald Trump à la Maison-Blanche. Loin d’un Joe Biden qui a conclu, consterné, dès mars, que Netanyahou « fait plus de mal que de bien à Israël » par sa conduite de la guerre à Gaza.

Alors que la communauté internationale réclame l’arrêt du massacre et un cessez-le-feu, Benjamin Netanyahou vient de lui répondre, sans hésiter, en affirmant que la date de l’offensive contre Rafah a d’ores et déjà été fixée. Façon de pousser un peu plus Israël, son peuple et ses soldats, au bout du bout du piège de l’entonnoir mortel de Gaza.

Jean-Paul Mari