Gaza : quand les victimes retrouvent leur visage
Dès qu’on découvre la vie des simples civils gazaouis tués dans les combats, la vision de la guerre prend une acuité soudaine.
Dans Le Monde, saisissants portraits de Palestiniens tués dans la guerre de Gaza, illustrés de leur photo en couleur, peut-être les plus émouvants publiés à ce jour en France. Tout change quand les victimes sortent de la froide statistique des pertes civiles pour s’incarner par l’image et par le texte, rendus enfin à leur tragique humanité, souriant à leur vie difficile avant le déclenchement des combats.
Lubna Mahmoud Elian, apprentie violoniste de 14 ans, au sourire lumineux, tuée dans un bombardement sur le camp de Nuseirat. Hala Khrais, « la grand-mère au drapeau blanc », ancienne professeure d’arabe fière de ses petits-enfants qu’elle couvait de son affection, probablement abattue par un tir israélien (la preuve irréfutable manque, mais on ne voit pas pourquoi un combattant du Hamas l’aurait prise pour cible). Reem Nabhan, fillette de 3 ans, ensevelie sous les gravats de son immeuble détruit par les bombes, dont le père a entendu les cris pathétiques avant qu’elle ne succombe à l’écrasement. Sufyan Tayeh, jeune physicien surdiplômé, dont l’avenir de chercheur a été détruit par le bombardement du camp de Jabaliya. Nahda et Samar Anton, fidèles de l’église de la Sainte-Famille rattachée au patriarcat de Jérusalem, lieu de culte de la communauté catholique de Gaza, abattues par un sniper israélien. Ou encore Dunia Abu Muhsen, 12 ans, qui avait eu la jambe coupée dans un premier bombardement, pour être tuée quelques jours plus tard par une autre frappe dirigée contre d’hôpital où elle était soignée.
Galerie macabre
Point de terroristes du Hamas dans cette galerie macabre, seulement des innocents sacrifiés, rangés dans la sèche catégorie des « dommages collatéraux » d’une opération qui a déjà tué plus de 25 000 personnes, même si ces chiffres sont ceux du ministère de la Santé de Gaza, contrôlé par le Hamas : il est possible que l’organisation terroriste exagère, mais en raison de l’intensité des tirs et des bombardements, personne n’imagine qu’on puisse tenir les pertes réelles pour secondaires.
« C’est la guerre, il y a des morts, disent certains cœurs froids parmi les soutiens de l’opération, et Israël a le droit de se défendre. » Certes. Cette glaciale sentence s’explique aussi par la barbarie du pogrom du 7 octobre et par le choc infligé à la conscience juive, à juste titre hantée par le souvenir de la Shoah. Ce droit est incontestable, et certains critiques de l’armée israélienne se rangent en fait, lucidement ou non, dans le camp du Hamas terroriste. Mais ce droit, tel qu’il est exercé, doit-il aller jusqu’au droit de se défendre en attaquant par tous les moyens, sans égard pour les pertes civiles ? Peut-il se prolonger indéfiniment, jusqu’à l’improbable annihilation du dernier combattant du Hamas ?
Le drame renvoie aussi à une certaine bonne conscience occidentale quant à l’emploi des bombardements comme arme de représailles. Cette tactique consiste à tuer de loin, d’un avion, d’un char ou d’une position d’artillerie, sans voir les victimes de chair et d’os qu’on élimine, ravalées au rang d’abstractions anonymisées ou de simples silhouettes dans un viseur. Mais entre une bombe qui tombe du ciel sur des civils et une charge d’explosifs dissimulée dans un lieu public, quelle différence, au fond ? Ou encore entre un terroriste qui pénètre par la porte chez une famille et un obus qui entre par la fenêtre ? Dans les deux cas, c’est la mort, la mort toujours recommencée.
Punition collective
On dira que les soldats israéliens n’auraient évidemment pas l’idée d’assassiner leurs victimes à bout portant et encore moins de s’acharner sur elles à l’arme blanche, à la manière des combattants du Hamas. Très juste. Mais à force de bombarder sans état d’âme, l’opération de Gaza finit par s’identifier à une vaste punition collective infligée à la population civile. L’État israélien s’enorgueillit avec force preuves de rester une démocratie. Mais le massacre perpétré dans l’enclave laissera une tache indélébile sur ce drapeau légitime. D’autant que certains responsables caressent ouvertement l’espoir que l’enfer imposé à la population gazaouie, qu’elle soutienne ou non le Hamas, la contraigne à un exil massif vers un état arabe voisin l’Égypte ou la Jordanie pour s’enfermer dans des camps de fortune. Mirage criminel quand on sait que ces habitants vivent là où ils sont nés et que les États en question n’ont aucune velléité d’accueillir chez eux 2 millions de réfugiés. En d’autres termes, la raison et une humanité élémentaire commandent à Israël d’épargner les civils de Gaza en acceptant le cessez-le-feu – ou la trêve – réclamés par les alliés d’Israël unanimes.