Général Christophe Gomart : « La France pourrait être à la tête de l’OTAN »

par Valérie Lecasble |  publié le 07/03/2025

Pour l’ex-Directeur du Renseignement militaire, élu député européen LR, il est possible d’organiser la défense de l’Europe sans les Américains, en renforçant les armées nationales et en constituant un état-major commun, comme le fait l’OTAN. Pourquoi pas dirigé par la France ?

Christophe GOMART, lors de la réunion de la commission de sécurité et de défense du Parlement européen, une institution de l'Union européenne à Bruxelles, le 27 janvier 2025. (Photo Martin Bertrand / Hans Lucas via AFP)

On parle de défense européenne, de quoi s’agit-il ?

Je préfère parler de la défense de l’Europe, ce n’est pas la même chose. La défense ne fait pas partie des compétences de la Commission européenne, elle appartient au domaine régalien national et doit le rester. À Bruxelles on est tenté par une vision fédéraliste, portée par le commissaire européen à la Défense et à l’Espace qui souhaiterait réunir les chefs d’état-major des armées. Ce n’est pas son rôle.

Certains parlent d’une armée européenne sans savoir ce que cela recouvre. Une armée ou une coalition militaire fonctionne sous la conduite d’un état-major. C’est le point essentiel. Dans un deuxième temps, on réunit les troupes nécessaires aux missions à réaliser, ce que l’on appelle la génération de force. Il faut donc un état-major, qui peut être multinational, et des régiments ou des brigades nationales. Autrement dit, on défendra l’Europe en renforçant les armées nationales de chaque membre de l’Union Européenne afin d’obtenir la masse nécessaire. Aujourd’hui, nous avons des capacités échantillonnaires, qu’il s’agisse des chars, des avions ou des frégates. L’objectif est de développer certaines capacités stratégiques comme les drones, le quantique, l’intelligence artificielle ou le renseignement par satellites, en particulier de communications. Cela éviterait aux pays européens d’utiliser la constellation de satellites Starlink qui est américaine ; l’Europe cherche d’ailleurs à développer le système Iris 2. C’est ainsi qu’on retrouvera une autonomie et une indépendance vis-à-vis des États-Unis.

Le plus compliqué, c’est le commandement ?

L’objectif est de créer des structures de commandements capables de coordonner l’action de plusieurs nations sur un théâtre d’opérations. Ce qui revient à commander une coalition. C’est ce que nous faisons depuis longtemps au sein de l’OTAN, qui réunit, outre les Etats-Unis, 24 des 27 pays de l’Union européenne, le Canada, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, l’Australie et la Turquie. Finalement, une « armée européenne », ce pourrait être l’OTAN sans les Etats-Unis. Et sans la Turquie, un pays, qui joue un double jeu, à l’encontre de nos intérêts européens.

C’est l’objectif de la réunion qu’Emmanuel Macron a annoncé la semaine prochaine ?

Oui. Il s’agit de réunir les chefs d’état-major d’une coalition des pays de bonne volonté qui sont prêts à bouger pour aider l’Ukraine. Outre la France, il y aurait la Grande-Bretagne, peut-être l’Allemagne, la Pologne et les Pays-Baltes. L’Italie a annoncé qu’elle ne voulait pas. Et on ne sait encore ce que décideront l’Espagne et la Finlande. Mais cette coalition pourrait devenir un nouveau noyau, ce que l’on appelle en anglais « a coalition of willings ». Ce serait une façon de faire un pas de côté car bâtir une coalition à 27, c’est très compliqué. C’est pourquoi le maréchal Joffre, généralissime en 1918 avait fini par dire qu’il avait moins d’admiration pour Napoléon, parce qu’il avait combattu des coalitions.

Comment fait-on sans les Américains ?

C’est la question que se posent de nombreux pays européens. Pour eux, il est impossible de se défendre sans les Américains. Pourtant, il existe déjà des états-majors au sein de l’Union européenne, même s’ils sont moins armés que ceux de l’OTAN. Il faut les densifier et leur donner des moyens supplémentaires de commandement et de contrôle, comme la communication et le renseignement.

S’agissant de l’OTAN, elle est dirigée par les Américains. C’est le général Christopher Cavoli, « Supreme Allied Commander in Europe » (SACEUR), qui commande en Europe. Cela doit cesser. Il est temps que l’Europe se prenne en mains ; chaque pays pourrait commander à son tour. Et compte-tenu de la taille de son armée, la France pourrait être à la tête de l’OTAN, d’autant que, comme l’a souligné le président Emmanuel Macron, nous disposons de la dissuasion nucléaire. La France a ainsi déployé l’opération Takuba en Afrique, qui a regroupé les bonnes volontés des nations européennes, malheureusement pas assez. Ces nations ont opéré selon les procédures de l’OTAN.

La France est la première armée en Europe ?

La France est dépassée par les Polonais, en nombre de soldats et en quantité de matériels. Financièrement parlant, la Pologne consacre 4,5 % de son PIB à la défense, ce qui équivaut à 44 milliards d’euros, tandis que la France investit 2% de son PIB, soit 50 milliards d’euros. L’Allemagne est depuis peu devant la France, avec 2,1% de son PIB investi dans la défense. Le Royaume Uni est derrière avec 1,7% de son PIB.

Comment les états-majors se coordonnent-ils, notamment lors des entraînements de l’OTAN ?

Les états-majors de l’OTAN s’entraînent régulièrement. Ils ont été engagés en opérations de nombreuses fois (Afghanistan, Irak, …). Dans certaines opérations particulières, une nation cadre est désignée. Elle a la responsabilité de l’opération et fournit le plus gros des troupes. L’état-major ainsi créé a l’habitude des coopérations. Un état-major est constitué de bureaux interarmées, baptisés J pour « Joint ». Il y en a pour les ressources humaines, les renseignements, la conduite des opérations, la logistique, la planification et les transmissions. Ces bureaux regroupent des nationalités différentes qui s’organisent ensemble, qui apprennent à se parler et qui s’entraînent ensemble régulièrement.

Que faut-il faire tout de suite en Ukraine ?

Le ministre des Armées Sébastien Lecornu a annoncé que le renseignement français doit remplacer en Ukraine le renseignement américain. Nous avons d’excellentes capacités de renseignement : l’observation par satellite, l’interception des communications, du cyber, le renseignement humain, le ciblage, nous savons faire. Notre centre national de ciblage bénéficie des renseignements de la Direction du Renseignement Militaire et de la DGSE, et le Système sol-air moyenne portée/terrestre (SAMP/T) Mamba franco-italien est en mesure de remplacer la défense anti-missile qu’assuraient les Américains. Ainsi, nous pouvons aider l’Ukraine à protéger ses civils et à intercepter les missiles d’attaque russes lancés sur Kiev.

Tout cela est-il risqué ?

Bien sûr, le risque est inhérent à la guerre. Néanmoins, si les Russes attaquaient un des pays de l’OTAN ou de l’Union Européenne, deux traités pourraient être mobilisés : l’article 5 de l’OTAN, et le 42.7 dans celui de l’Union européenne. Tous deux imposent de venir au secours de l’État membre attaqué. Si les Russes devaient attaquer les Pays Baltes, logiquement, nous devrions riposter.

Il y a longtemps que je plaide pour un pilier européen au sein de l’OTAN. Mais il faut savoir que 65 à 70 % du budget de l’OTAN est américain. Car l’OTAN a été créé à la demande des Européens pour avoir les Etats-Unis avec eux et les Russes en-dehors. Pour beaucoup, la défense de l’Europe c’est l’OTAN. Le défi est comment s’organiser maintenant pour défendre l’Europe si le lien transatlantique est coupé.

A quel horizon peut-on se projeter ?

Des états-majors européens existent. La semaine prochaine, un des objets de la réunion convoquée par Emmanuel Macron sera de voir qui veut et qui peut faire quoi. Mais organiser la défense de l’Europe sans les Américains est un projet qui prendra au moins cinq à dix ans. Notre première tâche consistera à développer une culture de défense dans les nations concernées.

Propos recueillis par Valérie Lecasble

Valérie Lecasble

Editorialiste politique