Géographie de la colère

par Bernard Attali |  publié le 02/03/2024

Des capitales surchargées face à la diagonale du vide du pays, des campagnes oubliées, une décentralisation alibi…

La géographie des Français a considérablement évolué au cours des dix dernières années. Les facteurs de changement sont multiples et majeurs.

D’abord l’évolution des modes de vie. On notera en particulier la contestation grandissante des projets routiers en France, qui exprime un changement de regard sur la vitesse. Le cas très médiatisé de l’autoroute A69 entre Toulouse et Castres n’est qu’un cas parmi cinquante autres. La plupart de nos ingénieurs continuent d’accorder une valeur monétaire très forte à la vitesse sans tenir compte de ses externalités négatives (encombrement, pollution, stress…). L’opinion réagit.

Deuxième défi ,  l’arrivée de nouvelles technologies -téléservice, télétravail, télémédecine- la numérisation des services de mobilité ; les services de partagés aujourd’hui, le développement des véhicules autonomes demain. La mobilité numérique interfère avec la mobilité physique, dans des conditions encore mal étudiées.

Enfin : la transition énergétique. Les Français parcourent 15 600 km par personne et par an en voiture. En moyenne 1 heure par jour. Ils sont dépendants de leurs voitures pour 90 % dans les communes rurales et à 60 % ailleurs. Or la France s’est engagée à réduire de 30 % le gaz à effet de serre émis par les transports. Choc des contradictions.

Bien sûr on ne peut plus raisonner de façon simplement duale, comme on le faisait autrefois : Paris et le désert français, les villes et la campagne, les métropoles et les villes moyennes. Il faut désormais réfléchir en termes plus complexes, de flux, de réseaux. Nos concitoyens sont de plus en plus nombreux à appartenir à plusieurs espaces, habitant ici, travaillant là et se reposant ailleurs. L’agriculture elle-même a perdu le monopole de l’espace rural maintenant disputé par les néo ruraux. Le transport, de ce fait, est de plus en plus multimodal. Cette dynamique s’articule mal, on le voit bien, avec une organisation administrative rigide.

Encore faudrait-il qu’il existe une politique d’aménagement du territoire.

Malheureusement ce n’est plus le cas. Certes l’État reste très agissant sur les territoires, que ce soit à travers les crédits des grands programmes (France 2030) l’Agence Nationale pour la rénovation urbaine, l’agence pour l’amélioration de l’habitat, l’agence de financement des infrastructures de transports, l’agence de la transition énergétique, les agences de l’eau, la BPI, les établissements publics des infrastructures de transport, la Banque de territoires. Mais l’addition des intervenants ne fait pas une politique nationale.

Tous ces instruments interviennent en ordre dispersé en dehors de tout référentiel partagé, bref sans mise en cohérence. Je mets au défi la majorité d’entre vous de me dire à quoi sert le Commissariat à la cohésion du territoire ! Et ce qu’a donné la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement des territoires adoptée en 1999, il y a 25 ans il est vrai ! Le seul programme digne d’intérêt -dit cœur de villes- manque cruellement de moyens.

En vérité, l’État a abandonné toute politique nationale d’aménagement du territoire : hier la Datar avait une vision d’ensemble et des moyens d’action sur la répartition des activités économiques par la carte des aides et le Comité de Décentralisation notamment. Ces instruments ont disparu.

« Loin des villes, loin du cœur », remarque ce livre récent de la Fondation Jean Jaurès. Depuis quelques décennies la majorité des créations nettes d’emploi s’est opérée dans une dizaine de zones, souvent au cœur d’un groupe restreint de métropoles. Les grandes zones urbaines ont capté plus de 75 % de la croissance française depuis 20 ans. Un tiers de la population est concentrée sur 7 grandes villes. Au prix d’une pression foncière peu soutenable dans certains endroits et d’une désertification dans d’autres.

Résultat : des métropoles qui vident les arrière-pays, des bassins d’emploi ravagés par la désindustrialisation, des banlieues hideuses et des villes moyennes dont le centre-ville dépérit. Bref, une géographie du mécontentement. Car la théorie du ruissellement ne marche pas plus en matière urbaine qu’en matière sociale : il serait temps de s’en rendre compte.

Depuis des années les lois de modernisation de l’action publique et les restrictions budgétaires ont été dans le même sens, favorable aux grandes villes et aux métropoles : réforme de la carte judiciaire, fermeture d’hôpitaux de proximité, suppression de sous-préfectures, de trésoreries, d’implantations militaires, de petites lignes ferroviaires… tout est allé dans le même sens. Et le passage des administrations au numérique a aggravé la frustration de ceux (20 % de la population) qui maitrisent mal internet.

Aujourd’hui, l’Ile-de-France représente 30 % de l’économie nationale. Paris est plus dense que New York, New Delhi ou Manille. Je gage que les prochains JO vont accentuer le phénomène. Le foncier urbain devient rare, donc cher, et le problème du logement quasi insoluble. Cette métropolisation entraine d’immenses inégalités territoriales et une vraie ségrégation sociale. Une « territorialisation des exclus » disait récemment le maire de Sarcelle.

C’est ce que les géographes et les sociologues appellent la « diagonale du vide » : un axe s’étendant des Ardennes aux Pyrénées, de la Meuse aux Landes, de la Belgique au Portugal. Une densité faible (40 habitants au km carré, bien qu’il y ait des villes) une disparition progressive des services publics et un revenu moyen inférieur à la moyenne nationale.

Dans ces zones, aller travailler coute cher, rendre visite à ses parents isolés coute cher, animer une association sportive ou culturelle coute cher. Pour un salaire au SMIC, c’est un quart du revenu mensuel qui peut partir en pleins d’essence.

Alors il ne faut pas s’étonner si les secousses sociales de ces dernières années sont liées aux problématiques de mobilités : c’est l’écotaxe sur les autoroute bretonnes qui a déclenché la colère des bonnets rouges et le prix du fuel qui a déclenché les gilets jaunes.

J’ai toujours été frappé du décalage de perception des annonces relatives aux lignes nouvelles de TGV. Célébrées à Paris et à la télé (Paris Strasbourg en juillet 2016, Paris Bordeaux et Paris Rennes quelques mois plus tard) elles ont été accueillies avec amertume partout où ferment les petites lignes régionales, où les trains du quotidien n’arrivent jamais à l’heure.

Notre pays est devenu une zone de transit pour des millions de camions européens qui le sillonnent et le polluent chaque année, puisque nous n’avons pas su privilégier le fret ferroviaire. Résultat : un éparpillement de hangars, d’entrepôts, de rocades, d’autoponts, de ronds-points et de panneaux publicitaires ! Faire le tour de la Bretagne aujourd’hui c’est parcourir une longue zone commerciale quasi continue !

Notons au passage une politique culturelle outrageusement favorable à la capitale : imagine-t-on ce qu’on aurait pu faire en province avec les 450 millions d’euros consacrés à la rénovation du Grand Palais quand le budget de l’Agence pour la cohésion du territoire n’est que de 60 millions d’euros ! Avec 450 millions d’euros, on pourrait construire plus de 100 maisons de la culture dans toute la France. Le Ministère de la Culture dépense aujourd’hui 9 fois plus à Paris que dans n’importe quelle région ! Inutile de s’étonner si la République n’en finit pas de perdre des territoires.

Deux mondes divergent : celui du progrès, des nouveaux services, de la culture, de nouvelles technologies et celui de zones pavillonnaires et rurales laissées de côté. Les frustrations que cela génère alimentent la vague populiste. Et il a fallu attendre les récentes manifestations agricoles pour réaliser que 25 % des agriculteurs français vivent en dessous du seuil de pauvreté.

Témoin ce qui s’est passé en Grande-Bretagne. Si, contre toute raison, les Britanniques n’ont pas vu arriver le désastre du Brexit c’est parce que nos voisins ont laissé se creuser un abime entre Londres -capitale de la finance- et le reste du pays qui s’est progressivement paupérisé et qui s’est révolté par réflexe de colère. En ce moment je me demande si nous ne risquons pas un jour d’avoir notre Brexit à nous.

À la Datar, cette délégation commando que j’ai dirigée a été créée en son temps par Olivier Guichard. Ce bras armé du Premier ministre avait pour mission de surveiller les grands équilibres géographiques. Hélas la disparition de cet instrument a remis en route plusieurs des « scénarios de l’inacceptable » que nous avions alors réussi à contrer. Il faut faire effort pour se remémorer, le plan routier breton, le désenclavement du Massif central, la reconversion du Nord et de la Lorraine après le charbon et l’acier, les politiques de protection des zones fragiles du littoral et en montagne…

Il ne s’agit pas que de gros sous. Un seul exemple pour illustrer ce propos : la régionalisation du budget. Cette procédure permettait naguère à l’exécutif et aux parlementaires de surveiller l’impact géographique de la loi de finances avant son vote. Cela ne coûtait rien et cela rapportait beaucoup en termes de solidarité inter régionale. Cet outil a disparu et les élus votent maintenant le budget à l’aveugle, géographiquement parlant. Résultat : les fonds publics vont davantage aux zones qui ont le moins besoin de soutien. A posteriori je me suis souvent demandé pourquoi aucun document ne géolocalisait les dépenses publiques et j’ai fini par comprendre : un tel état des lieux serait politiquement explosif.

Il faut regarder les choses en face : la décentralisation a servi d’alibi. Elle était nécessaire, mais certaines forces dites « libérales » en ont profité pour désarmer l’État alors que son rôle restait irremplaçable pour assurer la cohésion nationale. La décentralisation ne saurait être un substitut à la politique nationale d’aménagement, mais son complément !

Ce propos paraitra jacobin. L’État devra d’ailleurs faire des choix. Quels objectifs donner à une politique nationale de mobilité : l’équilibre démographique, la rapidité de communication, le respect de l’environnement, la desserte des zones défavorisées, l’accès aux métropoles… ? Tout cela devrait faire l’objet d’un débat associant toutes les parties à commencer par les élus locaux…

Quand on réalise que le Canal du Midi -cette merveille- n’est plus navigable faute d’entretien on est en droit de s’insurger. À cet égard je rappellerais la lettre que le Président Pompidou a envoyée à son Premier ministre le 17 juillet 1970. Avec un humour glacé, le Président s’insurgeait contre l’abattage des arbres le long des routes françaises, voulu par les ingénieurs des Ponts. Il concluait par ces phrases :

« La vie moderne dans son cadre de béton, de bitume et de néon créera de plus en plus chez tous un besoin d’évasion, de nature et de beauté. La route doit redevenir pour l’automobiliste de la fin du XXe siècle ce qu’était le chemin pour le piéton ou le cavalier : un itinéraire que l’on emprunte sans se hâter, pour voir la France et sa beauté ».

Bernard Attali

Editorialiste