Géorgie : l’ours russe a toujours faim

par Emmanuel Tugny |  publié le 10/05/2024

La « loi sur les agents de l’étranger », votée au parlement, concrétise l’influence Russe et vise à museler la rue. Qui manifeste, dos au mur de l’Europe

Des manifestants ont érigé une barricade pour bloquer l'entrée du Parlement géorgien lors d'un rassemblement contre un projet de loi controversé sur "l'influence étrangère", à Tbilissi, le 1er mai 2024 -Photo Giorgi ARJEVANIDZE / AFP

Entre tourmente Ukrainienne et agressions putatives du pouvoir russe (Pays baltes, Moldavie) on avait, peut-être en raison de son ubuesque persévérance, oublié la situation géorgienne. Elle se rappelle à nous à l’occasion d’un différend majeur qui enflamme la rue et les cercles d’un pouvoir écartelé entre tropismes européiste et poutinien. Des manifestations à Tbilissi, qui évoquent celles de la place Maïdan, y sont ces jours-ci le lieu de violences policières massives. Les leaders des protestations sont la proie du harcèlement de mystérieux agents en civil.

Les troubles sont la conséquence directe du second dépôt d’un projet de « loi sur les agents de l’étranger » datant de mars 2023, rejeté à l’époque par l’opinion et reproposé sous un nouvel intitulé en avril dernier avec le même résultat. Ce projet, calque d’une loi russe de juillet 2012, vise à éradiquer l’expression (par des ONG, des médias, des personnes physiques…) d’une opposition « occidentaliste » aux vues inspirées par Moscou. Il s’inscrit en contravention des prescriptions de l’UE en matière de liberté d’expression en plein processus d’adhésion de la Géorgie à l’Union.

Le « Rêve géorgien »

La partie pro-russe est représentée par « Le Rêve géorgien », vainqueur contesté des élections législatives de 2020. Ce mouvement, initialement social-démocrate, s’est avancé sous cape avant de prendre en 2022, sous l’autorité de son ancien président, l’actuel premier ministre Kobakhidze, un tournant pro-russe aussi surprenant que radical.

L’autre partie est incarnée par la présidente Salomé Zourabichvili, ancienne ambassadrice de France en Géorgie, à la tête du pays depuis 2018. Jadis soutenue par le RG, elle est ardemment favorable à l’entrée de la Géorgie dans l’UE avec laquelle Tbilissi est en lien de libre-échange depuis 2014 au sein du « partenariat oriental de l’Union ».  

La Géorgie a vu sa demande d’adhésion validée en 2023. La présidente est, comme ses prédécesseurs, une fervente atlantiste. Son pays collabore avec l’OTAN depuis 1994 dans le cadre du « partenariat pour la paix ». Dans le même temps, elle encourage un dialogue constructif avec Moscou au cœur de « discussions internationales de Genève » revivifiées.

Amputé de 20% de son territoire

La situation géorgienne, qui pourrait préfigurer celle d’une Ukraine défaite, est propice à la déstabilisation.  Le pays a subi un découpage territorial cruel, fruit de l’irrédentisme russe. Entre Abkhazie pro-russe sécessionniste depuis 1992, Ossétie du sud sous « protectorat » russe depuis 2008, et Adjarie autonome placée sous l’autorité du très russophile autocrate Abachidzé, l’État géorgien, indépendant depuis 1991, membre de l’OSCE et du Conseil de l’Europe, est amputé de 20% de son territoire et de sa population et doit subir la présence en son cœur de pôles d’influence russe dont le virage à 180° pris par le parti au pouvoir après février 2022 illustre la très redoutable efficacité.

Moscou entend bien s’emparer du port en eau profonde d’Anaklia, plateforme logistique euro-asiatique sur la route de la soie dont on a étrangement vu, en décembre dernier, le premier ministre géorgien annoncer la nationalisation de fait via une prise de participation de l’État de 51% dans le consortium chargé des travaux… Défait en Mer noire, Poutine voit dans le contrôle du petit pays caucasien un enjeu stratégique majeur.

Emmanuel Tugny

Journaliste étranger et diplomatie