Gilles Kepel : « l’usage du mot génocide est très politique »

par Laurent Joffrin |  publié le 29/03/2024

Dans son livre Holocaustes (*), le politiste explique les racines de l’affrontement à Gaza et montre qu’il prend les allures d’une guerre planétaire entre l’Occident et ceux qui se réclament d’un « sud global »

Gilles Kepel, spécialiste du Moyen-Orient et professeur à l'Ecole Normale Supérieure de Paris- Photo Joël SAGET / AFP

LeJournal.info – L’armée israélienne peut-elle gagner la guerre ?

Gilles Kepel – Je ne le crois pas. Cela fait six mois que cette armée, la plus forte du Moyen-Orient, bombarde Gaza. Or les buts de guerre fixés par Benyamin Netanyahou – tuer le leader du Hamas Yahya Sinouar et cautériser le traumatisme infligé à la société israélienne par le massacre du 7 octobre – n’ont pas été atteints. C’est la raison pour laquelle le Premier ministre israélien ne veut pas de cessez-le-feu en dépit de la pression américaine. S’il l’acceptait aujourd’hui, cela voudrait dire qu’il aurait perdu. Or il y a aussi un enjeu personnel pour lui : si la guerre s’arrête, il va en prison, à la fois pour les faits qui lui étaient reprochés avant la guerre, mais aussi pour le défaut de vigilance dont le gouvernement a fait preuve le 7 octobre.

Que peut-il faire ?

Il a deux options. Il peut attaquer Rafah, au sud de l’enclave, mais dans ce cas, le mur de protection bâti à cet endroit par les Égyptiens ne tiendra pas et les réfugiés gazaouis se répandront dans le Sinaï et bien au-delà, ce que personne ne souhaite. Madame von der Leyen a promis 7 milliards d’euros au maréchal Sissi pour consolider cette barrière et éviter que ces réfugiés n’arrivent en Europe. On voit à cet égard que l’enjeu est immédiatement mondial.

Et l’autre option ? 

Déplacer le front et attaquer le Hezbollah chiite au Liban, qui échange sans cesse des tirs avec l’armée israélienne. L’organisation n’est pas partie prenante de l’opération du 7 octobre, elle n’a pas été prévenue, sinon une demi-heure avant son déclenchement. Mais tous les États sunnites de la région, et même une partie de la communauté chiite au Liban qui supporte de plus en plus mal sa domination, verraient d’un bon œil, sans le dire bien sûr, l’élimination du principal allié de l’Iran dans la région.

Les Israéliens veulent-ils, peuvent-ils, réoccuper Gaza ?

Cela me semble très difficile.

Une partie des ministres de Netanyahou le demandent.

Oui, ceux que j’appelle les zélotes, les deux ministres des partis religieux extrêmes, Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir. Ces deux-là tiennent effectivement Netanyahou en otage. Sans eux, le Premier ministre n’a plus de majorité à la Knesset. Sa coalition ne tient que sur une ligne radicale. Il a64 sièges à l’Assemblée, Smotrich et Ben-Gvir en contrôlent 14. S’il accepte le cessez-le-feu, il tombe. Et s’il y avait des élections générales, il serait battu. Il n’a donc pas intérêt à finir la guerre.

« Cela semble anecdotique, mais c’est une tendance générale : les milieux conservateurs sont plus prolifiques. Du coup, à la génération suivante, le rapport de force change. »

Dans votre livre, vous expliquez que la force des partis religieuxtient aussi à des facteurs démographiques…

Oui, c’est un phénomène ignoré jusqu’à maintenant. J’ai observé que les cinq épouses des chefs des partis religieux israéliens ont, au total, quarante-deux enfants. Cela semble anecdotique, mais c’est une tendance générale. Les milieux conservateurs sont plus prolifiques. Du coup, à la génération suivante, le rapport de force change. On l’a vu en Turquie. Les Turcs laïques qui dominaient la vie politique, lecteurs de Rousseau ou d’Auguste Comte, avaient deux enfants et un chien, comme en Occident. Ils ont été noyés par la démographie anatolienne. Erdogan s’appuie sur des électeurs conservateurs ruraux qui ontplus d’enfants que les milieux laïques et urbains. Avec le temps, sa base électorale ne cesse de s’élargir. Même chose en Israël : le vote religieux représente à peu près 20 % des électeurs. Dans dix ans, par l’effet de la démographie, le pourcentage montera à 35 %.  Même chose auLiban : la « surdémographie » chiite a tout balayé. D’où la force duHezbollah.

Cette évolution démographique explique la radicalisation de la politique israélienne ?    

En partie, oui. L’influence religieuse en Israël a accéléré le phénomène de la colonisation en Cisjordanie. Les zélotes israéliens estiment que laCisjordanie est une terre juive, qu’ils appellent la Judée et la Samarie. Ils ne cessent d’encourager la colonisation. Ce qui a contribué à l’effet de surprise le 7 octobre. L’armée a quitté la frontière gazaouie pour laCisjordanie, où les attaques des colons contre les Palestiniens se multipliaient. En 2023, il y a eu 1 225 attaques en Cisjordanie. Il a fallu envoyer l’armée pour faire la police, ce qui a dégarni la frontière avec Gaza. On considérait au gouvernement que le Hamas aboyait, mais ne mordait pas : on a donné la priorité au maintien de l’ordre en Cisjordanie.

Ce qui nous amène à l’attitude du gouvernement israélien envers leHamas. Vous employez le terme de « concept » pour désigner le calcul des autorités israéliennes envers le Hamas, qu’il fallait favoriser pour diviser les Palestiniens…

C’est le mot en usage en Israël, « conceptia ». Le raisonnement rappelle la phrase de François Mauriac dans les années 1950: « j’aime tellement l’Allemagne que j’en veux deux ». Certains stratèges israéliens, hostiles au processus de paix d’Oslo, ont estimé que pour éviter la création d’un État des Palestiniens, il valait mieux susciter une division entre eux : le Hamas d’un côté, l’Autorité palestinienne de l’autre. On a donc laissé prospérer le Hamas à Gaza, en facilitant son financement par le Qatar.On a aussi fait sortir de prison Sinouar, au moment de la négociation sur la libération du caporal Gilad Shalit, enlevé par le Hamas, en lui procurant une victoire spectaculaire. Parallèlement, la poursuite de la colonisation enCisjordanie a affaibli l’Autorité palestinienne, ce qui a achevé de diviser lesPalestiniens et mis fin au processus d’Oslo.

 » Il arrive un moment où les bombardements, qui tuent eux aussi des civils, femmes et enfants, se rapprochent de la méthode ennemie »

L’ennui, c’est que le Hamas est passé à l’action sous l’impulsion du même Sinouar, en liaison avec l’Iran. Sinouar est un excellent orateur, qui sait entraîner les foules et qui avait annoncé ce qu’il ferait. Mais au nom du« concept », on a refusé d’entendre ce qu’il disait. Il a lancé son opération le 7 octobre. Aucun hasard : c’est le jour anniversaire de la déclaration de Ben Laden de 2001, consécutive au 11 septembre, du fond de sa grotte, quand il a dit que jamais l’Amérique ne connaîtrait de sécurité tant que les armées infidèles occuperaient « les terres saintes », c’est-à-dire l’Arabie saoudite où stationnait l’armée américaine, et la Palestine occupée par Israël. Le Hamas, qu’Israël a laissé s’imposer à Gaza, se situe dans la droite ligne de Ben Laden.

Peut-on considérer que le Hamas l’emporte, ou qu’il va l’emporter ?

C’est ce qui se joue en ce moment. Le porte-parole de l’Autorité palestinienne vient de déclarer que le Hamas avait mené les Palestiniens au désastre. Il a des arguments : la moitié des habitations de Gaza sont détruites, la famine menace, une grande partie des combattants du Hamas ont été tués, même si les pertes civiles sont les plus importantes. Mahmoud Abbas dit même que les Palestiniens, à cause du Hamas, subissent un sort pire que celui de la « Naqba », la catastrophe de 1948, quand ils ont été chassés en masse de leurs terres. C’est le pari de Netanyahou : devant l’étendue du désastre, les Palestiniens pourraient de détourner du Hamas. Rien n’est joué sur ce point : le Hamas est affaibli, mais grâce aux tunnels, il survit. C’est la population qui souffre, notamment avec le risque de famine : Israël compte sur elle pour décourager les soutiens du Hamas ; et le Hamas pour émouvoir l’opinion occidentale, qui fera pression sur Israël pour un cessez-le-feu. La tragédie est totale.

Peut-on parler d’un génocide en cours, comme le disent les adversaires d’Israël ?

J’ai préféré utiliser le terme d’ « holocauste », au pluriel, « les holocaustes ». C’est un mot plus juste à mon sens qui désigne un sacrifice de masse, perpétré en général pour des raisons religieuses. Il y a eu celui du 7octobre, qui a un fondement religieux : c’est la « razzia bénie », qui fait référence directement au Coran, où la cruauté est définie comme la manifestation du courroux de Dieu. Le Hamas invoque la bataille de Khaybar en628, quand le prophète a pris d’assaut ce village peuplé en majorité deJuifs. Khaybar, c’est aussi le nom donné aux missiles iraniens utilisés par leHezbollah contre Israël. Bien sûr, les Israéliens disent que leur réplique n’arien à voir, qu’ils ne violent personne et qu’ils ne coupent pas les gens en morceaux. Mais il arrive un moment où les bombardements, qui tuent eux aussi des civils, femmes et enfants, se rapprochent de la méthode ennemie, d’autant que le nombre des victimes est très supérieur.

il s’agit de substituer dans la mémoire collective les crimes « génocidaires » du colonialisme à ceux du nazisme, dans une relecture globale de l’histoire mondiale. »

Je ne le crois pas. La notion de génocide a été créée en 1943 pour désigner la volonté d’un état d’éliminer l’ensemble d’un groupe humain. Raphaël Lemkin, le juriste américain d’origine polonaise juive qui a créé le néologisme à l’époque, désignait ainsi le génocide arménien, ensuite celui des Juifs d’Europe. Je ne crois qu’on puisse l’appliquer à l’hécatombe de Gaza, aussi choquante soit-elle. Il faudrait supposer que les Israéliens ont l’intention d’éliminer physiquement l’ensemble des Palestiniens, ou la majorité d’entre eux, ce qui n’est pas le cas, en dépit de l’ampleur du massacre.

Pourtant l’ONU parle d’un « risque de génocide ». 

C’est une formulation très politique, mise en avant par l’Afrique du Sud et votée pour l’essentiel par les pays du sud. Il s’agit d’imputer à Israël, dont la création, décidée par l’ONU, a pour origine le génocide perpétré par les nazis, la même volonté génocidaire à l’égard des Palestiniens, ce qui tend à annuler sa légitimité initiale. Le peuple « génocidé » devient « génocidaire », il perd toute justification morale. Plus largement, il s’agit de substituer dans la mémoire collective les crimes « génocidaires » du colonialisme à ceux du nazisme, dans une relecture globale de l’histoire mondiale, qui n’opposerait plus les démocraties aux tyrannies, mais les pays colonisateurs aux pays colonisés.

Dans ce nouveau récit, l’Occident devient l’ennemi principal face aux peuples colonisés ou anciennement colonisés. D’où l’idée, avancée par exemple par Judith Butler, que le 7 octobre est un « acte de résistance » et non de « terrorisme ». Le « sud global » est devenu l’incarnation messianique du bien. Le mal, c’est le nord, ou l’Occident, dont Israël est le représentant au Moyen-Orient. Le retournement du mot génocide devient le ciment intellectuel du « sud global ». Lequel est un concept paradoxal, puisqu’on y inclut laRussie. Dans cette acception, le « sud global » va jusqu’à l’Arctique…

Vous considérez que ce concept de « sud global » est mythique…

Oui. D’ailleurs l’attentat de Moscou en est l’illustration. Poutine soutient le « sud global », cherche à intervenir dans les conflits qui mettent en difficulté les Occidentaux, se présente comme une puissance anticoloniale. Et voici que la Russie est de nouveau attaquée par des islamistes. C’est même l’un des pays qui a subi le plus de morts en raison d’attentats djihadistes. Autrement dit, pour cette partie du « sud global », la Russie est au nord, ce qui correspond mieux à la géographie, me semble-t-il. J’ajoute que le même groupe islamiste sunnite a organisé l’attentat meurtrier de janvier en Iran, ce qui montre bien l’inanité de ce concept, qui néglige l’opposition entre chiites et sunnites, deux courants du sud qui ne cessent de s’affronter.

Propos recueillis par Laurent Joffrin

(*) Gilles Kepel – Holocaustes, Israël, Gaza et la guerre contre l’Occident, Plon, 210 pages, 20 euros.

Laurent Joffrin