Giulia, le féminicide qui réveille l’Italie
Une jeune fille poignardée à mort par son petit ami et l’Italie s’enflamme. Avant de réaliser que l’indignation ne suffit pas. La victime est… la 106e de l’année
Pendant plus d’un mois la « ragazza » Giulia Cecchettin a occupé le devant de la scène médiatique italienne pendant plus d’un mois : « Une » des quotidiens, ouverture des journaux télévisés, sujets de talk-shows, d’éditoriaux en tout genre. Qu’avait bien pu faire cette jeune habitante de la Vénétie âgée de 22 ans, sage étudiante en ingénierie médicale à Padoue ? Une fille à l’expression douce, rassurante, au visage lisse, dénué de maquillage. Mademoiselle tout le monde, menant une vie tranquille. Sans doute.
Elle disparaît le 11 novembre. On la retrouve le 18, une semaine plus tard, au bord d’un lac, à 100 kilomètres de son domicile de Vigonovo (Vénétie), poignardée à mort en plein cœur. Sa fin cruelle, violente, totalement injuste déchaine la péninsule.
Immédiatement soupçonné, son petit ami, Felippo Turetta, en fuite . Elle lui avait annoncé ce soir-là la fin de leur relation. Le public se déchaine. Il faut retrouver l’assassin à tout prix. Des caméras sont installées sur les autoroutes de Vénétie, puis du Haut-Adige, en Autriche et enfin en Allemagne. Tous les postes de police sont mis en alerte. Il est arrêté à Leipzig, à 800 kilomètres de chez lui. Et extradé le 25. Mais pour l’opinion publique, l’histoire ne doit s’arrêter là.
L’Italie ne cesse de pleurer Giulia, d’exprimer sa douleur, de réclamer des explications. Manifestations, rassemblements, messes, pèlerinages, retraites aux flambeaux, déclarations diverses, lettres ouvertes, talk-shows se succèdent frénétiquement… jusqu’à ce que des figures historiques du féminisme italien, l’écrivaine Natalia Aspesi ou la journaliste Anna Lisa Girardi posent la question qui dérange. Le feuilleton « Giulia » a-t-il une fin alors que ses parents prennent la parole dans les médias et que l’assassin lui-même voudrait s’exprimer ?
Ces intellectuelles féministes commencent à donner un sens à l’ampleur du torrent de larmes et de mots qui a déferlé sur le pays. « Parce que nous sommes toutes contraintes de vivre avec un sentiment d’angoisse collective » expliquent-elles. Parce que Giulia n’avait que 22 ans, qu’elle allait obtenir son diplôme, qu’elle était calme et sérieuse. Parce que son allure, son visage de jeune femme « ordinaire » en fait une figure dans laquelle la majorité des femmes peut se reconnaître.
Du coup, expliquent ces observatrices attentives du « machisme » italien, le « féminicide » de Giulia représente un point de non-retour et dénonce : « le grand ennemi de la femme reste le patriarcat » italien avec son lot de « valeurs positives décadentes et violentes… qui tendent à proliférer. »
Finalement, les médias décident d’abandonner le registre de l’indignation pour se pencher sur les statistiques. Et ils constatent que le meurtre de Giulia est… le 106e féminicide depuis le début de l’année. Six autres ont été commis depuis la mort de la jeune femme. Pour dénoncer un phénomène hideux, l’information prend enfin le pas. Plutôt que l’indignation bruyante, mauvaise façon de masquer la culpabilité collective de l’Italie.