Goncourt : la censure devant soi
Attention, danger ! Un des auteurs retenus par la sélection Goncourt défend, pour son roman, l’utilisation de « sensibility readers », une pratique montante anglo-saxonne… de l’interdit
Parmi les 16 livres retenus par l’Académie Goncourt, « Que notre joie demeure », le roman d’un jeune Québécois, Kevin Lambert, met en scène un architecte d’origine afro-québécois. L’auteur s’est félicité d’avoir fait appel à la relecture vigilante d’une consultante éditoriale, québécoise et haïtienne – une « sensibility reader » – comme son personnage. Mieux, il argue que seuls des esprits – forcément – réactionnaires pourraient s’opposer à cette pratique.
C’est pourtant le prix Goncourt 2018, Nicolas Mathieu, difficilement suspect de pensées conservatrices, qui a vivement protesté : « faire de professionnels des sensibilités, d’experts des stéréotypes, de spécialistes de ce qui s’accepte et s’ose à un moment donné la boussole de notre travail, voilà qui nous laisse pour le moins circonspect ».
« Sensibility readers « ou « diversity editors »… De quoi s’agit-il ? Traduction possible : « démineurs éditoriaux » ou « lecteurs sensibles ». Présents dans le monde de l’édition depuis plusieurs années, ils officient essentiellement aux États-Unis et au Canada où ils sont chargés de traquer, dans des romans, des contenus « offensants » ou « choquants », porteurs de « biais stéréotypés ».
Soyons clairs : il ne s’agit pas de faire relire un roman par des amis ou des spécialistes, ce que nombre d’écrivains font naturellement, mais de revendiquer le recours à un tiers choisi pour sa seule appartenance identitaire, ethnique ou sexuelle.
L’auteur d’outre-Atlantique, Kevin Lambert, avance : « Qui peut écrire quoi ? Est-ce que tout le monde peut écrire du point de vue de n’importe quel personnage ? ».
Sauf que, si on tire le fil, c’est toute l’idée que l’on peut se faire de la littérature qui s’effondre d’un bloc. Et le spectre des cultures totalitaires qui revient au galop. Au passage, des écrivains sont morts précisément parce qu’ils refusaient de se soumettre.
Si la création est constamment en dialogue avec la morale, c’est généralement pour la combattre, et non pour s’y contraindre. Et elle a toujours été politique. C’est bien en cela que les grands romans, en bouleversant les regards, contribuent à changer le monde. La seule morale qui vaille, ce n’est pas la morale sociale, sociétale, publique, mais bien celle que le créateur s’impose à lui-même.
Le seul « sensibility reader » souhaitable, c’est celui que le romancier porte en lui, d’ailleurs le plus tyrannique. Comme le titre Jean-Paul Dubois, auteur primé : « Tous les hommes n’habitent pas le même monde » . Écrire à partir de soi, mais pour dire une autre expérience que la sienne, c’est tout l’enjeu de la littérature.
Développer le recours à des « lecteurs sensibles », c’est accepter de plier sous la nouvelle terreur engendrée par les réseaux sociaux et les autres procédés de dénonciations ou d’intimidations, anonymes ou pas. Autant poster un « sensibility reader » de l’Armée du Salut dans « Rue des boutiques obscures » de Modiano.
Bien sûr, les manuscrits sont toujours, quand les éditeurs l’estiment nécessaire, relus par des avocats. Ils y traquent les entorses juridiques… pas morales. La loi existe et elle suffit.
Sauf bien naïvement à entrouvrir la porte à un phénomène bien connu historiquement de nos services et qui porte un nom simple : la censure.
Gageons que cela n’échappera pas aux jurés avisés du Prix Goncourt.