Grand Tour, grand film

par Thierry Gandillot |  publié le 29/11/2024

Sorti ce mercredi 27 novembre, le dernier film de Miguel Gomes a reçu le prix de la mise en scène à Cannes. Fascinant, hypnotique et troublant. 

Gonçalo Waddington dans "Grand Tour", de Miguel Gomes.

La veille de son mariage, le réalisateur portugais Miguel Gomes lit un roman de Somerset Maugham, Gentleman in the Parlour. Il découvre l’histoire, brièvement esquissée en deux pages, d’un Anglais qui, au moment où il doit accueillir sa fiancée en Birmanie, prend la fuite. 

Loin de se décourager, la jeune femme part à la poursuite de son promis, finit par le rattraper et l’épouse. Mariage heureux. Happy End. « Au fond, analyse Gomes, il s’agissait d’une plaisanterie jouant sur des stéréotypes universels : l’entêtement des femmes l’emporte sur la lâcheté des hommes. » L’anecdote amuse Gomes au point qu’il décide d’en faire le point de départ de son film.

1918. Rangoon. Andrew, diplomate de l’Empire britannique (Gonçalo Waddington), attend l’arrivée de Molly (Crista Alfaiate). Mais alors qu’elle est sur le point de débarquer, il file à l’anglaise pour se lancer dans un périple sans but à travers l’Asie, de Rangoon à Tokyo.

Au début du XXème siècle, le « Asian Grand Tour » est le nom donné à l’itinéraire, qui part d’une des grandes villes de l’Empire britannique pour aboutir en Extrême-Orient. À l’époque, de nombreux voyageurs européens se lancent dans l’aventure et en rapportent des récits de voyage exotiques, plus ou moins fameux.

Miguel Gomes, réalisateur adulé des cinéphiles, des critiques et des festivals où il est fréquemment sélectionné, a son style et sa manière, uniques. S’il suit un fil linéaire qui va d’ouest en est, il joue en revanche avec le temps, jonglant de façon virtuose entre 1918 et 2020.

Pour ce faire, Gomes entreprend lui-même un Grand Tour afin de constituer un stock d’images qu’il mêlera ensuite aux scènes d’époque, filmées en studio à Lisbonne ou à Cinecittà. Ce tournage itinérant (Birmanie, Thaïlande, Vietnam, Philippines, Japon) lui fournit des « archives de voyage ». 

« L’écriture du film est née de notre confrontation avec ces images de l’Asie qui, de fait, devenait le premier personnage de l’histoire, celui qui donnerait naissance à tous les autres. Nous avons intégré les histoires que nous rencontrions aujourd’hui avec celles que nous ne pouvions recréer en studio : contes, chants, danses, marionnettes, théâtres d’ombres. Nous évitions ainsi le risque de dénaturer ces histoires en les reproduisant de toutes pièces en Europe. »

Arrivée au Japon, l’équipe se prépare à embarquer pour Shangaï quand une « étrange maladie » venue de Wuhan ferme les portes de la Chine aux visiteurs. Gomes décide alors d’engager une équipe chinoise et de réaliser à distance la fin de son film. Trois-mille-cinq-cents kilomètres, de Shangaï à la province du Sichuan, proche du Tibet. Un moniteur transmet à Lisbonne les images captées par un téléphone portable, ce qui permet au réalisateur d’avoir une vision globale de l’espace. Sur un autre moniteur, il reçoit le signal vidéo de la caméra. Sur l’ordinateur, il dispose de deux systèmes de communication, un audio et un par écrit en secours. « Étrangement, tout se passe bien, écrit-il dans son Journal de tournage. Je parviens toujours à choisir la position de la caméra et à diriger le plan comme si j’étais sur le plateau. »

Le résultat est fascinant, hypnotique, troublant. La fuite-poursuite d’Andrew et de Molly, tous deux excellents, nous emporte dans un voyage dans un espace-temps inconnu, plein de charme, de rêveries, de nostalgie et d’humour qui vaudra à Miguel Gomes un prix de la mise en scène à Cannes. 

Molly réussira-t-elle à rejoindre Andrew, comme dans le roman de Maugham ? Se marieront-ils, vivront-ils heureux et auront-ils beaucoup d’enfants ? Plus leur histoire avance et plus on se prend à douter. Mais sait-on jamais ?

« Grand Tour », de Miguel Gomes. Avec Gonçalo Waddington et Crista Alfaiate. 2h08

Thierry Gandillot

Chroniqueur cinéma culture