Hakim El Karoui : « Dire qu’on va arrêter l’immigration est une contre-vérité »

publié le 28/10/2023

Dans un rapport refusé par l’Institut Montaigne, l’essayiste et consultant propose une politique d’intégration aux vues décapantes qui déplairont à la droite et aussi à une partie de la gauche. À rebours des idées reçues.

Hakim El Karoui - Photo Eric PIERMONT / AFP

LeJournal.info – Ainsi, vous avez quitté l’Institut Montaigne, avec lequel vous travailliez depuis de longues années…

Hakim el Karoui – En effet. J’ai publié six études sous l’égide de l’Institut, ce dont je lui suis très reconnaissant. Et le septième a été refusé par la nouvelle direction. Je suis donc parti.

LJ info- Est-ce un différend politique sur la manière de mieux intégrer les immigrés et leurs enfants à la société française ?

H. K. – C’est d’abord un changement de stratégie de leur part. Une nouvelle directrice est arrivée qui souhaite faire des propositions consensuelles, qui ont une chance d’être entendues à court terme. La directrice m’a dit par ailleurs que l’Institut n’était « pas à l’aise » avec mon rapport. On ne m’a jamais dit avec quoi, d’autant que j’avais proposé que l’on publie le rapport sans les propositions. Or, sur ces sujets, je crois qu’il faut être précis et dire les choses. Je crois aussi que si on n’arrive pas avec des propositions nouvelles, assez radicales et par définition clivantes pour 2027, Marine Le Pen gagnera l’élection présidentielle.

LJ info – Notre politique d’immigration est-elle à la hauteur ?

H. K. Non. D’abord parce qu’elle repose sur une contre-vérité : l’idée que l’on va arrêter l’immigration. Bien sûr, il faut maîtriser mieux les flux. Mais aucun gouvernement ne pourra fermer les frontières de manière hermétique. On le voit aujourd’hui en Italie. On a par ailleurs besoin d’immigration compte tenu de notre démographie vieillissante. Il y a 30 % d’immigrés dans le BTP, de 30 à 40 % dans les services à la personne, entre 20 et 30 % dans la logistique… 15 % des médecins hospitaliers sont des immigrés extra-européens.

Ceux qu’on appelait pendant la crise du Covid les « travailleurs de première ligne » sont souvent des immigrés. Il faut un changement radical dans notre manière de voir. Nous devons accepter l’immigration comme une ressource et pas seulement comme un fardeau. À deux conditions : réguler les flux plus efficacement et surtout réussir l’intégration, sur deux générations. C’est l’objet de mon travail : essayer de définir une politique d’intégration qui à ce jour n’existe pas !

LJ info – Quels sont les points qui ont le plus accroché ?

H. K. On ne me l’a pas dit clairement. Mais je devine que l’idée de mieux répartir les immigrés sur le territoire français suscite un désaccord. Or je montre dans le rapport que beaucoup de nos difficultés d’intégration tiennent à l’excessive concentration des immigrés dans certains quartiers. Je propose donc d’instaurer un plafond de personnes d’origine étrangère dans le logement social et à l’école, de manière à éviter la constitution de ghettos sociaux et ethniques.

Évidemment, cela suppose de les accueillir dans d’autres communes, où ils sont aujourd’hui peu nombreux ou absents. C’est ce que font le Danemark ou l’Allemagne, avec des résultats très intéressants. L’administration de la République fédérale subordonne le versement des aides aux migrants – qui sont importantes – à une condition de résidence locale précise. C’est un bon système.

LJ info – Comment l’appliquer en France ?

H. K. Il faut d’abord admettre qu’il y a un sujet avec l’immigration, ce qui suppose de compter le nombre des immigrés dans les communes. Or les Français répugnent à regarder la réalité en face. Pourtant les statistiques existent, j’ai utilisé les données de l’Insee et de l’Ined ! La réalité, c’est plutôt que l’on ne veut pas connaître la situation, car elle est gênante. Or, si on refuse d’identifier clairement les difficultés, on s’interdit de leur trouver une solution. Le principe d’égalité républicaine n’interdit pourtant en rien de traiter différemment des situations différentes et d’avoir une action spécifique, volontaire, pour pacifier le pays.

LJ info – L’État français consent déjà des efforts particuliers en faveur des quartiers déshérités…

H. K.  Oui, mais bien moins qu’on le croit. Contrairement à ce qui se dit, on ne déverse pas des milliards d’aide publique dans les quartiers. C’est faux. L’investissement principal concerne le logement : les bailleurs sociaux investissent dans la rénovation de leur parc HLM. Mais ce n’est pas de l’aide publique. C’est de l’endettement auprès de la Caisse des Dépôts et d’Action logement, que les bailleurs remboursent ensuite grâce aux loyers. L’État ne fait qu’apporter un modeste complément de financement.  

Pire, l’État fait des économies dans ces quartiers, car les professeurs, policiers, soignants qui travaillent dans ces quartiers coûtent moins cher qu’ailleurs. Pourquoi ? Parce qu’on y nomme des fonctionnaires plus jeunes, moins expérimentés et donc moins payés. Ce sont les profs en début de carrière qui vont dans les collèges difficiles, les policiers et les hospitaliers les plus novices qui sont affectés dans ces zones sensibles. J’ajoute qu’ils ne sont pas assez nombreux. Un exemple : si on met en rapport la population et le taux de délinquance avec le nombre de policiers, on constate qu’il y a vingt fois moins de policiers en Seine–Saint-Denis que dans le département de l’Indre.

La première mesure qu’aurait dû annoncer Élisabeth Borne et Gérald Darmanin vendredi, c’est le renforcement des effectifs de policiers. Au total, l’effort de la République en faveur des zones urbaines défavorisées est inférieur à ce qu’il est sur le reste du territoire alors que les besoins sont beaucoup plus importants. Nos calculs montrent que dans les quartiers, il manque environ un milliard par an pour que la dépense publique soit seulement au même niveau par tête que dans le reste du pays.

LJ info – Vous estimez aussi que l’existence de communautés, qu’on déplore la plupart du temps, est un facteur d’intégration…

H. K. Par souci d’égalité, la tradition française et notamment la gauche refusent de voir la dimension culturelle des problèmes. Or c’est seulement si on prend en compte les cultures particulières de chaque communauté qu’on peut réussir l’intégration. Un exemple : les Maliens Soninkés arrivent d’Afrique de l’Ouest avec une structure familiale fortement patriarcale, souvent polygame, où le père domine, où le statut de la mère est traditionnellement très bas et où les enfants sont élevés par le groupe.

Quand ils émigrent en France, le père subit un déclassement social et donc familial. Du coup, les enfants peinent à accepter l’autorité familiale. Chez les immigrés originaires d’Afrique centrale, le statut de la femme est supérieur, elle garde une autorité sur les enfants, malgré un nombre plus important de familles monoparentales. Du coup, les choses se passent mieux. Or l’action publique est aveugle à ce genre de distinction qui est pourtant essentielle.

LJ info –   Vous parlez aussi des différences de destin entre filles et garçons…

H. K. Oui. Nos recherches montrent que les filles d’origine maghrébine réussissent beaucoup mieux que les garçons. Elles ont le même destin que les filles d’origine portugaise, lesquelles ont en fait le même parcours que les filles d’ouvriers en général. Ce n’est pas un destin formidable, la mobilité sociale est faible en France, mais toutes sont égales dans ce domaine. Ce n’est pas le cas des garçons d’origine maghrébine.

La raison est très paradoxale. En fait, à cause de la tradition, les filles restent plus sous le contrôle de leurs parents. Elles restent chez elles au lieu de zoner dans les rues comme certains garçons. Du coup, elles étudient plus et, surtout, elles comprennent que la meilleure manière de s’émanciper du contrôle familial, c’est de faire des études supérieures.

Ce qui explique, par exemple, que le taux d’exogamie des filles maghrébines – le fait de trouver un conjoint hors de sa communauté – est de 42 % en France, nettement plus que dans les autres pays occidentaux. Alors même que c’est interdit par l’islam et par la tradition. Ceux qui croient que l’islamisme a gagné la bataille se trompent. La dynamique d’intégration fonctionne.

LJ info – Certaines communautés – même si le mot n’est pas bien vu en France – s’intègrent mieux que d’autres…

H. K. L’existence d’une communauté n’est pas un obstacle à l’intégration. Ceux qui réussissent le mieux à l’école – plus que les enfants d’origine françaises – sont souvent d’origine asiatique, alors même que leurs habitudes communautaires sont plus fortes que parmi les immigrés d’autres origines. Il y a une entraide intra-communautaire et un contrôle familial supérieur, qui sont des atouts pour s’intégrer. Même chose pour les Portugais. Ils suivent rarement des études supérieures, mais la communauté favorise l’insertion professionnelle.

Les Maghrébins, à l’inverse, ont une organisation communautaire beaucoup plus faible. Ils ne se sentent pas à l’étranger en France, ils parlent français, connaissent notre pays, les enquêtes montrent qu’ils croient aux valeurs de la République et n’éprouvent pas le besoin d’entraide. Le résultat paradoxal, c’est que les enfants se retrouvent souvent isolés, sans solidarité communautaire, avec des structures familiales désarticulées.

C’est ainsi que 25 % des jeunes Maghrébins de deuxième génération se retrouvent, sans diplôme, sans emploi, sans formation professionnelle. Avec, en plus d’une difficile insertion professionnelle, des problèmes d’identité : ils ne sont pas encore totalement Français et ne sont plus Algériens, Tunisiens ou Marocains. C’est ainsi que naissent l’islamisme et le communautarisme, qui est une communauté imaginaire, coupée de la tradition et de la culture, comme l’a bien montré Olivier Roy…

Nous avons étudié le cas de ceux qui ont réussi à s’intégrer à la vie professionnelle. Dans tous les cas, on s’aperçoit qu’il y a derrière une stratégie scolaire et résidentielle des parents. Soit, ils sortent des cités (rappelons que les deux tiers des immigrés vivent en dehors des cités), soit ils trouvent un logement à la limite des quartiers défavorisés, qui leur permettent de mettre leurs enfants dans de meilleurs collèges. C’est pourquoi la déconcentration territoriale des immigrés est essentielle. En fait, il faudrait arriver à un chiffre d’environ 15 % maximum d’immigrés dans tous les collèges et les lycées. D’où la nécessité de compter.

LJ info – Les effets du conflit proche-oriental en France sont-ils inquiétants ?

H. K. À ce stade, si l’on considère les grandes masses, probablement moins qu’on pourrait le craindre. Je ne vois pas de mouvements importants dans les quartiers pauvres ni d’identification nette à la cause palestinienne. Il y a des manifestations propalestiniennes, mais elles ne touchent pas les jeunes des quartiers, qui sont très peu politisés. Au passage, je ne crois pas au calcul électoraliste de Mélenchon, qui compterait sur le vote des cités. En fait ces jeunes votent très peu. Et le vote musulman, selon nos calculs électoraux, représente 3 % des suffrages exprimés, au plus. Beaucoup de musulmans ne sont pas inscrits et parmi ceux qui sont inscrits, beaucoup ne votent pas. En revanche, je suis très inquiet pour les Français de confession juive, qui risquent d’être ciblés par des individus qui se radicaliseraient à l’occasion du conflit. Le nombre d’actes antisémites a déjà nettement augmenté depuis le début du conflit. Là, oui, il y a un danger.

LJ info – Et le vote Rassemblement national ?

H. K. C’est l’autre danger. Prenez les trois grands événements récents, les émeutes de juin, la guerre à Gaza, l’assassinat du professeur Dominique Bernard. À chaque fois, une bonne partie de l’opinion les impute aux musulmans en général, pas seulement aux délinquants ou aux islamistes. Marine Le Pen n’a pas besoin de faire campagne.

LJ info – Vous êtes aussi un bon connaisseur du monde arabe. Selon vous, les pays arabes vont-ils intervenir dans le conflit ?


H. K. Ils n’ont aucune envie d’être embarqués dans un conflit général. Chacun a ses intérêts. Le général Sissi en Égypte a toujours été en conflit avec les Frères musulmans dont le Hamas est la branche palestinienne. L’Arabie Saoudite n’a aucune envie d’être en guerre, elle qui cherche élever son niveau de jeu au sein de la communauté internationale et à développer le pays pour en faire, notamment, un pôle touristique. Jamais elle n’utilisera l’arme du pétrole. L’Algérie et la Tunisie envoient des communiqués de soutien. Elles ne feront rien de plus. Seule la Jordanie est en position difficile, puisque la moitié de sa population est composée de Palestiniens.

LJ info – Vous ne croyez donc pas à l’extension du conflit ?


H. K. Je ne pense pas qu’il ira au-delà de Gaza qui subit déjà et va continuer de subir une tragédie. Mais les réactions n’iront pas au-delà d’une protestation verbale. Ni le Hezbollah ni l’Iran n’ont intérêt à la guerre. Les Américains ont concentré des forces considérables et averti l’Iran que le moindre mouvement de sa part entraînerait une riposte immédiate. Les Iraniens ont envoyé leurs proxies en Irak, en Syrie, au Bahreïn, au Yémen pour montrer qu’ils sont actifs, mais je ne crois pas qu’ils créeront plus que des escarmouches.

LJ info – Oui, mais il leur faut compter avec leurs opinions…

H. K. Après l’effroyable attaque terroriste du Hamas, les Israéliens savent qu’ils n’ont pas beaucoup de temps pour mener leur offensive terrestre, car l’opinion internationale – pas seulement arabe – va progressivement se retourner : on le voit déjà à l’ONU. Dans cette situation, si périlleuse, il peut y avoir des engrenages imprévisibles, il faut donc être prudent dans l’analyse. Mais, à part le Hamas et Poutine – qui est embourbé en Ukraine -, personne n’a intérêt à une conflagration générale au Proche-Orient.

Propos recueillis par Laurent Joffrin et Jérôme Clément