Hollande : ce que la gauche réformiste doit faire
Dans l’entretien qu’il a donné à LeJournal.info, l’ancien président, qui publie un nouvel ouvrage, Le Défi de Gouverner (*), livre ses quatre vérités :
- Sur la non-nomination de Bernard Cazeneuve
- Sur les rapports ambigus de la gauche et du pouvoir
- Sur les erreurs qu’elle a commises
- Sur l’avenir de la social-démocratie en France
Si la gauche réformiste est dominée par la gauche radicale, la victoire est impossible. Mais souvent les plus radicaux servent d’aiguillon à ceux qui gouvernent. Tels sont les deux leçons principales qui ressortent que l’étude historique de François Hollande, qui ausculte avec clarté et précision l’histoire mouvementée des expériences gouvernementales de la gauche depuis plus d’un siècle. De Waldeck-Rousseau à son propre quinquennat, il jette un regard sans complaisance sur les réussites et les échecs des socialistes au pouvoir, seuls ou en coalition. Ces années de réformes ont transformé la société française, rappelle Hollande, et procuré aux classes populaires des acquis précieux qui ont fait reculer les injustices, humanisé l’économie de marché et fondé la République telle que nous la connaissons. Mais elles ont aussi été marquées par des erreurs qu’il regarde en face, au fil d’un récit vivant et argumenté, pour définir les tâches qui attendent aujourd’hui le courant réformiste. Un livre indispensable à tous ceux qui s’intéressent à l’avenir de la gauche française.
LeJournal.info – Pourquoi Bernard Cazeneuve n’est-il pas Premier ministre ?
François Hollande – Parce qu’Emmanuel Macron ne l’a pas nommé ! Et sûrement ne voulait-il pas le nommer. Bernard Cazeneuve, de par ses convictions, ses principes, entendait être un Premier ministre de plein exercice. Il voulait aussi revenir sur un certain nombre de décisions prises par le précédent gouvernement, sur les impôts ou sur les retraites. Mais ce n’est pas la seule explication. Le Parti socialiste a commis une erreur dans ce processus, en ne disant pas clairement qu’il ne censurerait pas Bernard Cazeneuve s’il était nommé. Il eût mieux valu, comme le voulait le groupe socialiste, s’en tenir à des principes, à des engagements qui auraient été la base d’une discussion. Pour résumer : Macron ne voulait pas nommer Cazeneuve et la direction du PS lui a fourni un prétexte pour ne pas le faire.
Pourquoi ne l’avez-vous pas soutenu publiquement ?
Dans l’entretien que j’ai eu avec Emmanuel Macron, le jour où il recevait Bernard Cazeneuve, j’ai plaidé pour qu’il nomme une personnalité politique et j’ai tenté d’expliquer au président que je n’avais pas de doute sur le fait qu’une grande majorité des députés socialistes ne censureraient pas Bernard Cazeneuve. Enfin, Bernard Cazeneuve est mon ami et il a été mon Premier ministre. Si j’avais demandé publiquement sa nomination alors que c’était l’évidence au regard des liens qui nous unissent, certains auraient prétendu que c’était le retour aux années Hollande
Comment caractériser le gouvernement Barnier ?
C’est la reconstitution de la droite de gouvernement, avec un sentiment de déjà vu, comme au temps du RPR et de l’UDF. Les personnes qui seront nommées seront certainement respectables. Mais c’est le retour de la vieille droite, avec en plus un lien de dépendance avec l’extrême-droite.
Quel doit être le rôle du président de la République dans la période qui s’ouvre ?
Le président aurait avantage à prendre ses distances. Mais connaissant Emmanuel Macron, il n’en fera rien.
Entre ceux qui voulaient soutenir Bernard Cazeneuve et ceux qui le récusaient, on retrouve la césure ancienne entre gauche réformiste et gauche radicale. Vous venez de publier un livre sur le sujet. Est-ce une division inévitable ?
La gauche est double, ou duale. Il y a toujours une gauche qui proteste, qui revendique, qui espère un grand soulèvement contre le système en place, pour être le plus fidèle possible aux aspirations de ceux qu’elle défend. On la trouve chez les blanquistes, dès le Second empire, dans les mouvements anarchistes de la fin du 19ème siècle, chez les guesdistes de la IIIème République, puis chez les communistes au 20ème siècle. On la retrouve chez Jean-Pierre Chevènement au sein même du Parti socialiste, et aujourd’hui chez Jean-Luc Mélenchon, sans oublier les trotskystes qui ont parfois réalisé des scores électoraux significatifs. Et puis il y a l’autre gauche, réformiste, qui a une relation difficile avec le pouvoir. Elle sait que c’est l’instrument décisif pour changer l’ordre des choses. Mais elle redoute aussi cette épreuve, parce qu’elle sait qu’elle sera immédiatement accusée de trahison par les tenants de la radicalité. D’abord parce qu’elle a accepté de gouverner ; ensuite parce qu’elle n’aura pas mis en œuvre toutes les promesses, ou les espérances, que sa victoire a fait naître.
Cette division interdit-elle tout exercice du pouvoir ?
Non. Cette gauche double peut gouverner. À deux conditions : la victoire n’est possible que si le pôle réformiste l’emporte sur le pôle radical ; l’exercice du pouvoir n’est possible que si le programme a une crédibilité et permet une synthèse. La leçon de l’Histoire, c’est que lorsque les deux gauches d’unissent, elles gagnent. Mais lorsqu’elles se divisent, y compris au gouvernement, c’est l’échec. C’est une constante : lors du Cartel des Gauches, pendant le Front Populaire, pendant la présidence Mitterrand, sous Jospin ou pendant mon quinquennat, la division s’est installée et a conduit à la défaite. Avec cette différence : pendant mon quinquennat, la division s’est déclarée au sein même du PS, avec les frondeurs.
N’y a-t-il pas une complémentarité entre ces deux gauches ? La gauche radicale sert d’aiguillon à ceux qui exercent le pouvoir. Les uns disent : il y a des réalités dont il faut tenir compte ; les autres répondent : on ne va pas assez loin, on peut faire plus.
C’est vrai. La gauche réformiste a besoin de cette stimulation, de cette compétition, pour avancer plus loin qu’elle ne l’avait prévu. Si on prend l’exemple du Front Populaire, ce n’est pas tant le Parti communiste qui pousse, mais c’est le peuple ouvrier, à travers la grève générale et les occupations d’usine, qui conduit le gouvernement Blum à mettre en oeuvre des réformes qui n’étaient pas dans son programme. Mais durant le mandat de François Mitterrand, c’est la réalité qui empêche les socialistes d’aller plus loin et qui conduit au « tournant de la rigueur ». Et pour ce qui me concerne, et cela vaut pour l’avenir, il n’y a pas de possibilité de victoire si les deux gauches ne trouvent pas un compromis entre elle, l’une pour avoir plus d’audace, l’autre plus de réalisme.
Reprenons quelques exemples historiques, ceux qui sont dans votre livre, pour illustrer cette tension permanente entre réforme et radicalité…
Le premier exemple, peut-être le plus spectaculaire, c’est le gouvernement Waldeck-Rousseau du début du 20ème siècle, au sortir de l’affaire Dreyfus. Jaurès et les socialistes, qui sont la radicalité de l’époque, acceptent de soutenir cet effort, sans y participer, à l’exception du socialiste indépendant Millerand. Pas seulement pour contrer la montée de l’extrême-droite, pais aussi pour réformer le pays. Ce gouvernement a limité la durée du travail ; fait voter une grande loi sur les associations et lancé le processus qui aboutira à la loi de 1905 sur la Séparation de l’Église et de l’État, celle qui fonde la laïcité française.
Il y a eu ensuite l’Union sacrée de 1914, que la gauche radicale de l’époque, les bolcheviques notamment, ont tenu pour une trahison…
Ce qui est intéressant, c’est que Jean Jaurès était accusé par la gauche la plus radicale de soutenir des gouvernements bourgeois. Or s’il n’avait pas été assassiné à la veille de la guerre, aurait vu son rival plus à gauche, Jules Guesde, rallier les socialistes à l’Union sacrée. Après le Congrès de Tours, où Blum déclare qu’il faut « garder la vieille maison » socialiste, la SFIO se retrouve néanmoins sous la pression de l’extrême-gauche communiste, qui ne cesse de la vilipender. Elle hésite à exercer le pouvoir par peur d’être encore accusée, elle s’abstient de participer au gouvernement du Cartel des Gauches, ce qui contribue à sa chute.
Vient ensuite le Front Populaire, le vrai, celui de 1936…
Oui, mais la SFIO est alors dominante, ce qui facilite la victoire et conduit Blum à accepter de gouverner le pays, en disant « Je ne peux pas refuser le calice ». Tout en sachant qu’il sera une nouvelle fois accusé de ne pas avoir été assez loin.
Il y a ensuite le gouvernement de la Libération, avec une succession de réalisations fondamentales, dont la création de la Sécurité sociale…
Oui. Mais c’est une coalition qui y parvient, sous l’autorité du général de Gaulle et avec la participation des démocrates-chrétiens, qui sont au centre-droit de la vie politique. Les socialistes ne veulent pas se retrouver en tête à tête avec le PCF qui est lié à Staline. En fait c’est la France unie qui réalise ces réformes et non la seule gauche.
Vient ensuite l’épisode de la guerre d’Algérie. Là, on peut parler de trahison des valeurs…
Oui, même si le gouvernement Mollet a fait d’importantes réformes sociales, sur les congés payés ou sur le salaire ouvrier. Mais la conduite de la guerre d’Algérie est marquée par l’usage de la torture, la répression et la poursuite d’une guerre coloniale. Et par la trahison de la promesse initiale de 1956, qui était d’arriver à la paix en Algérie.
C’est le vrai reproche qu’on faite à la gauche réformiste : elle est trop dépendante des mentalités ambiantes, par exemple de l’idée, majoritaire à l’époque, selon laquelle il fallait garder l’Algérie. Alors que la gauche radicale se situe en opposition avec les idées dominantes…
Oui. La protestation contre la guerre d’Algérie vient surtout de la gauche de la gauche de l’époque, le Parti communiste, après une hésitation initiale et les dissidents socialistes qui vont former un parti plus à gauche, le PSA qui deviendra le PSU. La gauche radicale est souvent d’avant-garde, par exemple sur les questions de société, sur le travail, sur le rapport au monde. La gauche réformiste doit donc s’en inspirer pour traduire ces aspirations par des réformes audacieuses.
On peut dire la même chose des mesures de la fin des années 1980, quand la gauche de gouvernement a libéralisé la finance, notamment sous Bérégovoy, qui fut ministre des Finances, puis Premier ministre…
Oui. C’est un autre travers de la gauche réformiste : elle a tellement souffert d’une réputation de laxisme économique et financier, du risque d’irréalisme qui s’est manifesté au moment du Cartel ou du Front populaire, qu’elle tend à en rajouter dans l’autre sens pour se faire accepter, pour donner des preuves de sa capacité à gouverner. Ce fut le cas de Bérégovoy et peut-être aussi de certaines mesures de mon quinquennat, qui avaient pour objet de démontrer notre crédibilité. Nous sommes face au « mur de l’argent », nous cherchons à le contourner, ou à l’amadouer, pour parer la menace. Mais souvent, c’est aussi parce que nous sommes allés trop loin dans le sens de la dépense, de la relance, que nous devons ensuite assumer des mesures de redressement qui sont impopulaires et prêtent le flanc aux attaques de la gauche radicale.
Jospin a connu la même difficulté ?
Il a veillé à équilibrer les deux préoccupations, faire droit aux demandes des travailleurs et consentir aux impératifs économiques, avec Martine Aubry au ministère des Affaires sociales et Dominique Strauss-Kahn à l’économie. Il a néanmoins été attaqué, notamment lorsqu’il a dit « l’État ne peut pas tout », ou lorsqu’il a privatisé des entreprises publiques.
D’où son échec à la présidentielle ?
Pas seulement. La gauche peut aussi être prise en défaut sur d’autres enjeux, par exemple la sécurité et l’immigration. Même lorsqu’elle réussit sur les chapitres sociaux et économiques, elle peut succomber sur ces questions d’autorité de l’État, alors que le gouvernement Jospin avait abordé lucidement ces questions.
Aviez-vous cela en tête en arrivant au pouvoir ?
Oui : le plus souvent, la gauche parvient aux affaires parce que la France va mal. Si elle allait bien, la droite aurait été reconduite. Nous devions donc affronter une crise sociale et économique, tout en luttant sur le front de la sécurité, notamment avec les attaques terroristes de 2015. J’ai dû rétablir les comptes, redresser la compétitivité, puis, au moment où nous allions y arriver, faire face à ces attentats meurtriers.
Avez-vous sacrifié le social ?
Non, pas du tout. Nous avons fait des réformes importantes : la loi sur les retraites qui permettait le départ à 60 ans pour les longues carrières et qui introduisait le critère de pénibilité dans le calcul des annuités nécessaires à une retraite à taux plein, le compte personnel de formation, la « garantie jeunes », la régulation des plans sociaux, l’extension de la protection sociale à tous, avec des réformes fiscales de justice, qui nous ont beaucoup coûté en impopularité. Mais quand la gauche gouverne, elle ne bénéficie d’aucune indulgence.
La droite l’attaque et la gauche ne la défend pas…
Exactement. Nous en faisons toujours trop aux yeux de nos adversaires, mais toujours trop peu aux yeux de nos partisans. La gauche suscite une espérance bien plus grande que celle qu’elle peut satisfaire. Et pourtant, une fois le recul du temps advenu, nous nous apercevons que nous en avons fait beaucoup, et même plus que ce que nous avions imaginé…
C’est-à-dire ?
Quand on regarde la somme de tout ce que nous avons pu faire, on s’aperçoit qu’au fil du temps, nous avons changé la société française. Nous avons réduit le temps de travail plus qu’ailleurs en Europe, nous avons un âge de départ à la retraite plus bas, nous avons porté le niveau de redistribution et donc de prélèvements obligatoires à un niveau record, etc. Tout ce que la droite combat férocement. Et pourtant nous gardons une mauvaise conscience, qui nous empêche de nous défendre comme il le faudrait.
Et aujourd’hui, comment trouver une nouvelle synthèse entre réforme et radicalité ?
La gauche est dans l’opposition depuis sept ans et risque d’y rester encore pour un certain temps. C’est parce que, comme à d’autres périodes de l’Histoire, la gauche radicale paraît plus forte que la gauche réformiste. Celle-ci s’est éteinte. Et la seule façon de ranimer la flamme, ce n’est pas de se séparer, de dire « chacun chez soi ». Le socle électoral est trop étroit pour cela. C’est de faire que la gauche réformiste soit de nouveau la première. Pas seulement sur le plan électoral, mais aussi dans le domaine idéologique, dans l’initiative, dans l’expression. Le fait nouveau, c’est que l’extrême-droite, en quarante ans d’existence, a conquis une grande partie de notre électorat traditionnel. Pas seulement les ouvriers, mais l’ensemble du monde du travail, où le RN est maintenant majoritaire. Il faut donc retrouver un discours et un projet sur la question du travail et sur le respect de la règle. Les travailleurs ne se déterminent pas seulement sur la question sociale, mais aussi sur les problèmes de sécurité personnelle.
Et donc dans l’immédiat ?
C’est de reconstituer un grand parti réformiste, pas seulement par un congrès ordinaire du Parti socialiste, mais par un équivalent de ce qu’avait été à l’époque le congrès d’Épinay, qui a conduit à une refondation socialiste. C’est la même tâche que nous avons aujourd’hui devant nous, réunir les forces qui gravitent autour de nous, renouveler la pensée, le personnel et l’image.
Propos recueillis par Laurent Joffrin
(*) François Hollande – « Le Défi de gouverner. La gauche et le pouvoir, de l’affaire Dreyfus jusqu’à nos jours », Perrin, 416 pages, 23 euros.