Honneur aux socialistes … allemands

publié le 23/03/2025

L’Histoire n’écrit pas l’avenir. Elle permet des comparaisons à condition de ne pas tomber dans l’anachronisme. Elle constate des similitudes, sans pour autant en tirer des conclusions automatiques. PAR BERNARD POIGNANT

Affiche électorale du SPD en 1930 "Ouvrir la voie pour la social-démocratie" - Collection privée (Photo de Leemage via AFP)

Il en va ainsi des années 1930 en Allemagne. Pour rappel, la Constitution de Weimar du 11 août 1919 a décidé que le Président de la République serait élu au suffrage universel direct et les députés du Reichstag au scrutin proportionnel. Voilà au moins un point commun, pour le Président, avec la Constitution française depuis 1962 qui cependant abandonne le scrutin proportionnel pour les députés au profit du scrutin majoritaire à deux tours par circonscription que certains partis voudraient abandonner pour revenir à la proportionnelle utilisée sous la IVème République. Dans ce cas, la France retrouverait le même système que l’Allemagne de 1919 à 1933… L’histoire est alors utile à connaître.

Quelques années avant l’accession d’Adolf Hitler à la Chancellerie, les élections législatives se succèdent à un rythme accéléré à la recherche d’une majorité stable pour gouverner. Les dissolutions s’enchaînent et le parti nazi menace de plus en plus. Il est déjà présent dans plusieurs Länder dans une coalition droite-extrême-droite. C’est le cas en Thuringe après le scrutin du 8 décembre 1929, dans le Brunswick après celui du 14 septembre 1930 et dans le Mecklemburg-Strelitz après le vote du 8 avril 1932. Le parti nazi obtient même la majorité absolue des sièges dans le Land d’Oldenburg qui a voté le 26 mai 1932.

Un nouveau Chancelier, Heinrich Brüning, a été nommé par le Président Hindenburg le 28 mars 1930. Il appartient à la droite conservatrice allemande. Il souhaite une majorité stable et obtient que le Reichstag soit dissout. Les élections se déroulent le 14 septembre 1930. Les électeurs amènent à la Chambre trois groupes, certes de tailles différentes, mais rendant la position du Gouvernement fragile. En tous cas la majorité souhaitée n’est pas au rendez-vous. La coalition du Chancelier rassemble seulement 35% des voix, le SPD des socialistes obtient 24,5% (et 143 députés), les nazis 18,3% (et 107 députés), enregistrant une forte progression puisqu’ils ne réunissaient que 2,8% à l’élection précédente en 1928. Les communistes ont 14,8% et 68 députés.

Bilan : le Gouvernement ne peut tenir et gouverner que si les socialistes ne mêlent pas leurs votes dans la Chambre à tous les autres qui s’apprêtent à le censurer. Ils ont deux ennemis irréductibles : les nazis et les communistes. Ces derniers les accusent d’être des traitres et appliquent le ligne « classe contre classe » lancée en 1928 sur ordre de Staline. Le SPD inaugure alors une « politique de tolérance » (socialfashismusthese). Bien que le Gouvernement du Chancelier s’apprête à adopter des mesures sociales et fiscales auxquelles il s’oppose, il défend « le moindre mal » comparé aux nazis. Il décide donc de s’abstenir chaque fois qu’une motion de censure sera déposée conformément à l’article 48.3 de la Constitution.

Le Gouvernement ne peut tenir que si les 143 députés sociaux-démocrates ne joignent pas leurs voix à tous les autres, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Ils veulent tout faire pour que demain les nazis ne s’emparent pas du pouvoir. C’est le Président Hindenburg qui se débarrassera du Chancelier Brüning sous la pression du groupe de Von Papen et parce qu’il ne supporte pas ce soutien du SPD. Il lui refuse la possibilité de gouverner par ordonnances comme un des alinéas de l’article 48 le permet. Il lui signifie qu’il refusera de les signer sachant que l’élection présidentielle se profile et qu’il sera candidat.

Celle-ci a lieu le 13 mars 1932 pour le premier tour et le 10 avril pour le second. Adolf Hitler souhaite être candidat, mais il est de nationalité autrichienne. Il lui faut acquérir la nationalité allemande. Qu’à cela ne tienne ! Le Land de Brunswick qui compte des ministres de son parti fera le nécessaire. Le Ministre de l’Intérieur, Dietrich Klagges, est en effet un membre du NSDAP. Pour Hitler il crée à l’université de Brunswick le poste de « professeur pour science de société et du cadastre »… Mais l’assemblée du Land refuse car les compétences de l’impétrant n’apparaissent pas évidentes. Le Ministre trouve une autre solution et le nomme « Conseiller du Gouvernement du Ministre de la culture ».

Dès le lendemain, Hitler reçoit sa naturalisation car chaque Land peut l’attribuer dans la structure fédérale du pays. C’est le 16 février 1932. Après l’élection, il sollicitera un congé pour une durée in déterminée. Après son accès à la Chancellerie il demandera sa libération du statut de fonctionnaire. C’est le 16 février 1933. En Allemagne on respecte les procédures administratives. Pour le SPD, quelle position prendre face à Hitler candidat et à Hindenburg qui renouvelle son mandat et est un opposant aux sociaux-démocrates et inversement ?

Dès le premier tour le parti décide de ne pas présenter de candidat, toujours dans sa logique du « moindre mal » et à la recherche d’une union nationale contre les nazis. Le 26 février 1932, il publie un communiqué dans lequel on peut lire : « Il faut battre Hitler, le peuple allemand doit répondre à la question : Hindenburg doit-il rester ou être remplacé par Hitler ? » Avant d’ajouter : « Les camarades doivent bien être conscients que la social-démocratie a toujours, dans les combats internes à la classe dirigeante, pris le parti de la fraction la plus progressiste et la plus modérée de la bourgeoisie et concentré ses attaques contre les réactionnaires ». Il conclut ainsi : « Engagez toutes vos forces dans ce combat pour que la décision tombe dès le premier tour et délivrez le peuple allemand, par une victoire claire, du danger fasciste. Battez Hitler ! Donc votez Hindenburg ! ».

Le message n’a pas été facile à faire admettre, mais il fut entendu. Le Président l’emportera, mais au second tour car le candidat communiste n’a pas voulu s’associer à ce mouvement d’union nationale, ni au premier ni au second tour. Le remplacement de Brüning par Von Papen sonnera le glas de cette stratégie, car le nouveau Chancelier arrivera à convaincre Hindenburg de nommer Hitler à la Chancellerie, persuadé qu’il n’en ferait qu’une bouchée, sans doute aussi parce qu’il fallait bien l’essayer un jour… La suite est tristement connue.

Il faut rendre hommage à la lucidité des socialistes allemands de ces années 1930. Ils avaient vu juste et pris une position douloureuse pour eux, mais très responsable. Ils l’ont jugée nécessaire, l’intérêt national devant l’emporter sur l’intérêt partisan..

Les chiffres et citations sont extraits du livre de Johann Chapoutot : Les Irresponsables : Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Gallimard, 2025

Bernard Poignant