Hubert Vedrine : « Détruire la branche militaire du Hamas? Oui. Mais après?  » 

par Laurent Joffrin |  publié le 14/10/2023

Hubert Védrine, ancien  conseiller de François Mitterrand et ancien  ministre des Affaires Étrangères de Lionel Jospin, juge inévitable la réaction israélienne, mais refuse de croire la paix impossible

L'ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Vedrine à Paris le 11 avril 2022 - Photo JOEL SAGET / AFP

LeJournal.info – Comment réagissez-vous à l’action de l’armée israélienne à Gaza ?

Hubert Védrine – Comme à une opération devenue, sans doute, inévitable, du fait des abominations du Hamas, qui va entraîner, sans doute, des milliers de morts, soldats du Hamas mais aussi otages israéliens et population civile palestinienne.

J’ai noté que même les Israéliens les plus lucides et les plus courageux comme Élie Barnavi, ou les plus critiques contre la politique du pire menée par les gouvernements israéliens depuis le début de l’ère Netanyahou, comme Amy Ayalon, l’ancien chef du Shin Beth, pensent qu’Israël n’a plus d’autres choix que d’aller détruire « la branche militaire du Hamas ». Avec les morts que cela va provoquer et toutes les répercussions que cela aura.

LeJournal.info – Est-il possible de limiter la violence ?

Hubert Védrine – On voudrait espérer qu’un vaste échange otages contre prisonniers est encore possible, certainement beaucoup de responsables s’y emploient en ce moment, mais on peut prévoir qu’en Israël les plus intransigeants s’y opposent car que ce serait donner dans cette guerre une victoire au Hamas, et cette ligne peut l’emporter ; et du côté du Hamas, certains objecteront que plus rien n’empêcherait après l’armée israélienne de réoccuper l’ensemble de Gaza …

LeJournal.info – Peut-on encore parler d’une paix possible ?

Hubert Védrine – Ayant consacré dans ma vie des milliers d’heures, comme bien d’autres de bonne volonté, à la recherche d’une solution permettant de créer un État palestinien et d’assurer la sécurité pour les deux peuples, je suis révolté en pensant à la façon dont les extrémistes israéliens (je pense à l’assassinat de Rabin) et palestiniens (les attentats aveugles en Israël) ont méthodiquement et efficacement torpillé ce processus.

Au cynisme de la plupart des gouvernements arabes qui se sont totalement désintéressés du sort des Palestiniens ; à la lâcheté des Européens qui ont abandonné à la longue la ligne initiée par François Mitterrand à la Knesset en mars 1982 ; et à l’imbécilité stratégique des États-Unis qui auraient dû imposer aux Israéliens, il y a longtemps, dans leur intérêt même, un État palestinien démilitarisé, inséré dans une confédération israélo-jordanienne. Ils seront tous comptables devant l’Histoire. Car le but de ce processus était d’éviter ces horreurs.

Après les abominations commises par le Hamas, et les milliers de morts qui vont suivre maintenant, il n’y aura pas d’autre solution à terme que de relancer un processus de paix réaliste, tenant compte de toutes les données nouvelles, en dépit des menées de l’Iran et de l’action de toutes les forces extrémistes décidées à le torpiller, où qu’elles soient.

Comme toujours, je m’attends à ce que les Israéliens ne se contentent pas d’un appui inconditionnel de l’Occident, et que de grandes voix s’élèvent chez eux dès après le deuil , avec courage pour proposer des voies d’avenir.

LeJournal.info La destruction de la branche armée du Hamas est-elle possible ?

Hubert Védrine – C’est peut-être techniquement possible, à supposer que le gouvernement israélien considère, décision atroce à prendre, que les otages sont déjà perdus et que l’objectif justifie la destruction d’une partie de Gaza, et que le faire ne soit pas tomber dans le piège tendu par le Hamas. Mais après ? Sera-t-il possible d’imaginer, alors que les événements qui vont venir vont alimenter à leur tour des océans de haine, qu’un avenir soit proposé aux habitants de Gaza, sans oublier ceux de la Cisjordanie, qui ne les condamnent pas fatalement, vu l’enfer dans lequel ils vivent, à retomber sous la coupe de nouveaux fanatiques ?

On rejoint là la question d’un nouveau processus à réinventer qui suppose de neutraliser tous ceux qui sont la proie de calculs cyniques, stupides, à courte vue, et voudront le torpiller à nouveau.

LeJournal.info – L’Iran menace d’organiser une réplique à l’invasion de Gaza par l’armée israélienne, à travers le Hezbollah notamment. Croyez-vous à l’extension du conflit ?

Hubert Védrine – Je ne sais pas si l’Iran en est capable, ni le décidera et prendra ce risque. On ne peut pas écarter cette hypothèse. Mais à cette frontière-là, au Liban sud, l’Iran ne pourra pas bénéficier de l’effet de surprise.

LeJournal.info – Quel est le rôle de la France dans ce conflit ?

Hubert Védrine – Il n’est pas central. Néanmoins, la France pourrait réassumer plus franchement l’approche gaullo-mitterrandienne ; appeler les Israéliens à cesser de s’acharner à détruire tout leadership palestinien crédible pour pouvoir prétendre ensuite qu’ils n’ont pas d’interlocuteurs, manœuvre qui a tragiquement réussi depuis une vingtaine d’années avec les résultats que l’on voit ; appeler à la réapparition d’un leadership palestinien responsable, ce qui n’aurait de sens que si la condition précédente était remplie.

La France pourrait saisir ses partenaires européens en arguant que l’idée qui sous-tend les accords d’Abraham, c’est-à-dire qu’on peut passer la question palestinienne par pertes et profits est morte, ou en tout cas discréditée pour longtemps et qu’on en a vu le danger. Et même interpeller les États-Unis sur cette même base, même si c’est sans illusion.

Mais je souligne que l’avenir de cette région dépend avant tout des acteurs locaux. La France peut encourager, appeler, soutenir, mais pas décider ni prendre des risques à leur place.

LeJournal.info – Que doit faire l’Union européenne ?

Hubert Védrine – Ce qu’elle pourrait faire de mieux serait une action humanitaire à très grande échelle, avec L’Egypte, les Etats-Unis, le secrétaire général des Nations-Unies, et d’autres à Rafah où près d’un million de Gazaouis vont tenter de se réfugier ou au débouché d’un corridio humanitaire. Etant donné que nous sommes à la veille d’une bataille urbaine violente et donc de massacres, même si je considère qu’Israël n’a plus d’autres choix, maintenant, que de réagir, ces réflexions peuvent paraître indécentes, ou pour le moins prématurées. Mais elles vont s’imposer sans tarder. Tous les peuples de la région ont droit à un avenir.

Propos recueillis par Laurent Joffrin

Laurent Joffrin