Hubert Védrine : « Il ne reste que quatre mois pour bloquer Poutine »
Pour l’ancien ministre des Affaires Étrangères, la situation en Ukraine est trop dangereuse pour attendre, en prenant le risque de voir Trump revenir aux affaires
LeJournal.info : Comment les Occidentaux doivent-ils réagir si les forces russes percent le front et menacent de l’emporter ?
Hubert Vedrine : Le risque est là, mais on ne peut pas attendre qu’il se concrétise. Il est donc urgent de rétablir un rapport de forces défensif et dissuasif au profit de l’armée ukrainienne.
Vous jugez négativement l’idée d’un déploiement des troupes occidentales en Ukraine, agitée par Emmanuel Macron ?
À ce stade, l’éventualité évoquée par le président a conduit l’ensemble de nos partenaires européens de l’alliance à rejeter cette hypothèse. Le chancelier Scholz a été le plus catégorique. Il a fermé la porte en disant : « Il n’y aura en Ukraine aucune troupe d’un pays de l’OTAN ».
Certains disent qu’en envisageant une intervention directe, il a créé une incertitude pour Poutine…
Pour le moment, c’est l’inverse. Mais il faut voir si sa déclaration ne va pas obliger quand même les Européens à se poser la question.
Donc, si l’armée russe rompt les défenses ukrainiennes, nous serons réduits à l’impuissance ?
Il faut agir avant. Mais qu’entend-on par « nous » ? Je crains que l’on ne se résigne trop vite au retrait ou à l’abstention américaine du fait du blocage de Biden et des déclarations de Trump. Il ne faut pas accepter cela. Les États-Unis ne sont pas le pivot de l’Alliance atlantique pour des raisons caritatives, philanthropiques, mais par nécessité stratégique, en tant que première puissance mondiale. C’est ce langage que les principaux dirigeants européens devraient aller tenir à Washington, non seulement à la Maison Blanche, mais surtout au Congrès. En leur disant : « Vous ne pouvez pas abandonner vos responsabilités mondiales. Si vous laissiez gagner Poutine en Ukraine, vous ne seriez plus la première puissance mondiale. Vous vous mettriez en danger. Retrouvez l’esprit de Truman ! »
Tout dépend des Américains ?
Non, pas que des Américains, mais de l’Alliance tout entière. A quoi servirait d’aller à Washington le 9 juillet pour célébrer les 75 ans de l’OTAN si on avait intériorisé cette défection ? Cela n’empêche pas d’agir dans l’immédiat en fournissant à l’Ukraine les munitions dont elle a besoin, et les armes qui lui permettront de recouvrer la maîtrise de son espace aérien, c’est-à-dire des avions et des missiles, de manière à bloquer une éventuelle offensive russe. Mais la question à Biden – « Que faites-vous si Poutine est en passe de gagner, alors que vous avez pris un engagement initial ? » – doit être posée de façon solennelle.
« Les Européens n’ont ni les forces, ni la préparation, ni la détermination, ni le processus de décision pour résister seuls »
Autrement dit, dans l’hypothèse d’une percée décisive de Poutine, les Européens ne pourront pas résister tout seuls ?
Même si on le regrette, la réponse aujourd’hui est : les Européens n’ont ni les forces, ni la préparation, ni la détermination, ni le processus de décision pour résister seuls. J’espère qu’ils l’auront un jour. Mais pour le moment, ils n’auraient même pas le soutien des opinions publiques s’il fallait, à un moment donné, voter démocratiquement pour un engagement accru. Vous imaginez un débat dans les 27 Parlements en Europe ? Ce serait du pain bénit pour Poutine ! Il faut donc absolument réengager les Américains. Méfions-nous de l’idée selon laquelle les Européens pourraient enfin jouer là le rôle qu’ils espèrent. Rappelons-nous qu’au début des guerres yougoslaves, le président de la commission Jacques Santer avait dit : « C’est l’heure de l’Europe ». On a vu ce qu’il en était.
Si l’Europe aide mieux l’Ukraine, que peut-on espérer ?
Que les Ukrainiens retrouvent le contrôle de l’espace aérien et qu’ils soient capables de dissuader sérieusement l’armée russe. Ensuite, on pourra envisager non pas un armistice, encore moins un règlement du conflit, mais un arrêt des combats. Ce serait une première étape.
Donc, pour parvenir à la paix, il faut d’abord redresser la situation militaire ?
Absolument.
Quel est le but de guerre, en fait ? Que veut dire exactement « ne pas le laisser Poutine gagner » ? S’arrêter aux lignes atteintes aujourd’hui ou bien aller plus loin en faisant reculer les troupes russes ?
Le but de guerre de Poutine, on ne sait pas très bien ce qu’il est. De toutes façons, il faut le bloquer. Quant aux objectifs affichés par le président Zelenski (conquérir le Donbass et la Crimée), je les comprends pour des raisons morales, juridique et de mobilisation de l’opinion. Mais il me semble que les Américains ne les ont jamais complètement soutenus, en tout cas pour la Crimée. De toutes façons, c’est prématuré, l’urgence est d’empêcher la Russie d’avancer.
Il faudra donc abandonner à Poutine certaines de ses conquêtes ?
Nous n’en sommes pas là. La question ne se pose pas aujourd’hui.
« Pour Poutine, qui attend Trump, une négociation n’aurait aucun intérêt »
La négociation est impossible ?
Aujourd’hui, oui. Pour Poutine, qui attend Trump, une négociation n’aurait aucun intérêt et, de toutes façons, aucun responsable ukrainien ne pourrait l’accepter dans la situation actuelle, même si les Américains, plus réalistes que les Européens, le demandaient. Aucun responsable ukrainien ne pourrait renoncer au Donbass par un traité. Je distingue donc les étapes : rétablissement d’un rapport de forces dissuasif, arrêt des combats, éventuel cessez-le-feu. La question d’une éventuelle négociation, et a fortiori d’une solution, ne vient donc qu’après.
Pourquoi les Européens ont-ils pris tant de retard dans la livraison des munitions et des armes à l’Ukraine ?
Pour des raisons de manque de stock, de procédures à respecter, de consultation des parlements, etc. Néanmoins, ils ont quand même livré beaucoup, alors que Poutine s’attendait à ce qu’ils ne fassent rien. Mais la vraie question, c’est celle des États-Unis. Pourquoi en sommes-nous réduits à douter qu’ils tiennent l’engagement numéro un de Biden : empêcher Poutine de gagner ?
À cause de l’opposition du Congrès, lui-même influencé par Trump…
Pas seulement. Avant le blocage républicain, une partie des dirigeants américains étaient réticents. Ils considéraient qu’un conflit avec la Russie était trop dangereux. Stratégiquement, l’Ukraine n’est pas la priorité américaine. Leur préoccupation principale, c’est le défi lancé par la Chine. Le conflit en Europe les gêne. Leur priorité, c’est la Chine. Mais il n’empêche qu’ils devraient redécouvrir l’intérêt stratégique de l’Ukraine.
Vous craignez que Poutine s’attaque ensuite à d’autres proies ?
Je comprends que les pays voisins de la Russie le redoutent. Mais si Poutine avait voulu attaquer les pays de l’OTAN, pourquoi avoir attendu que l’esprit de défense soit réveillé dans toute l’Europe, que les pays neutres aient rejoint l’OTAN et que le réarmement ait commencé partout ?
Mais s’il gagne en Ukraine, il sera tenté d’aller plus loin…
Il faut donc l’empêche de gagner. Mais pourquoi prendrait-il ce risque monumental ? Je ne crois pas à la thèse d’un Poutine intrinsèquement agressif et expansionniste, ce qu’il aurait masqué au début et depuis trente ans. En revanche, c’est vrai que tout dirigeant russe estime avoir le devoir de se soucier des russophones qui se sont retrouvés en dehors de la Russie après la fin de l’URSS et qu’ils présentent comme des Russes. C’était déjà la position de Eltsine avant Poutine. Cela dit, deux précautions valent mieux qu’une, il faut donc que le dispositif dissuasif soit renforcé dans les pays baltes et en Moldavie.
« Je ne crois guère à la menace nucléaire brandie par Poutine et d’ailleurs, je ne sais même pas s’il serait obéi s’il prenait cette décision folle »
Si nous livrons aux Ukrainiens des armes capables de frapper le territoire russe, ils vont les utiliser…
C’est probable. Au point où nous en sommes, nous serons obligés de prendre le risque.
Vous croyez à la menace nucléaire brandie par Poutine ?
Je n’y crois guère et d’ailleurs, je ne sais même pas s’il serait obéi s’il prenait cette décision folle. Je ne crois pas que le système poutinien, aussi effrayant qu’il soit devenu, ait envie de se suicider. La question ne se poserait que si le territoire russe était vitalement attaqué, ou Sébastopol, obsession russe depuis Catherine II. En fait, Poutine utilise cette menace depuis le début. Il cherche à faire peur aux Européens et à contenir la réponse américaine. Il ne faut pas se laisser impressionner, mais en même temps ne pas se laisser agripper dans l’engrenage.
Pourtant il existe tout un courant en Russie qui dénonce l’Occident, la démocratie, la décadence des sociétés de l’Ouest, etc.
Oui, bien sûr. Mais de là à ouvrir un conflit mondial, il y a un grand pas. D’ailleurs, ces tendances nationalistes, traditionalistes, expansionnistes, se retrouvent dans de nombreux pays. Netanyahou fait-il autre chose ? Ou Modi en Inde, Erdogan en Turquie, ou encore les responsables iraniens ? Les États-Unis ont commis une erreur stratégique après la chute de l’URSS en n’étant pas assez inclusifs, en traitant la Russie de manière trop désinvolte, ce que Kissinger déplorait. Il faut se souvenir de Zbignew Brzezinski, qui a dirigé la diplomatie américaine, qui était polonais, antirusse, démocrate, plaidait à l’époque pour un statut de neutralité de l’Ukraine, sans alliances, pour l’autonomie du Donbass et pour un statut spécial en Crimée. L’histoire en a décidé autrement, les Ukrainiens ont voulu vivre à l’européenne, cela a déstabilisé le système. Quoi qu’il en soit, je le répète : nous n’avons plus le choix, il faut bloquer Poutine.
À l’inverse, on peut aussi remarquer que la Russie a beaucoup perdu dans toute cette affaire. Elle a ameuté l’Europe contre elle, elle a ressuscité l’OTAN, elle a poussé des pays neutres à s‘y rallier, sans parler de ses pertes humaines et économiques qu’elle a subies. En un sens, Poutine a déjà perdu…
Je suis d’accord. Historiquement, cette politique est désastreuse pour la Russie. Mais économiquement, les Russes s’en sortent beaucoup mieux qu’on ne croit, parce que le monde a changé et qu’il existe un tiers parti qui ne s’aligne pas sur les Occidentaux et qui garde des relations avec la Russie. Poutine n’est pas isolé. Nous n’avons plus le monopole de la puissance. Il faut se souvenir qu’aux Nations Unies, juste après l’invasion de l’Ukraine, 140 pays ont condamné l’agression, qui était patente. Mais 40 autres ont refusé de prendre parti. Ces 40 pays représentent les deux tiers de l’humanité. Ils n’aiment pas forcément Poutine et encore moins la guerre, mais ils ne veulent pas être dans notre camp. Quant à Poutine, outre les horreurs commises en Ukraine, il a déclassé son propre pays. Mais en s’appuyant sur une rhétorique nationaliste, il a derrière lui une majorité de Russes.
« Je ne crois pas que nous soyons confrontés à une croisade mondiale anti-démocratique »
C’est un combat planétaire entre démocraties et dictatures ?
Je ne vois pas les choses comme cela et j’espère bien ne pas me tromper. Car vous avez des démocraties, comme le Brésil, l’Inde et d’autres, qui ne suivent pas l’Occident, qui ne sont pas dans notre camp. Le « Sud global », comme on dit, n’est pas seulement composé d’horribles dictateurs. Il est plus disparate. À l’origine, la question ukrainienne était un conflit territorial et historique très mal géré et qui a dégénéré. Il faut absolument en sortir. Mais je ne crois pas que nous soyons confrontés à une croisade mondiale anti-démocratique. Ce n’est pas notre intérêt de légitimer ce prétendu « sud global » en le globalisant. Nous devons traiter chacun de ces grands pays du sud sur une base propre.
Nous n’avons plus beaucoup de temps. En novembre, Trump peut redevenir président des États-Unis…
Oui, il y a urgence. Trump est imprévisible, foutraque et plus isolationniste que la moyenne des Américains. Mais les conséquences de cette menace sont déjà là. Poutine se dit : je n’ai qu’à attendre. Netanyahou fait durer la guerre. Même les grands patrons disent : « Trump va revenir ». Nous avons donc quatre mois pour remettre les États-Unis dans le jeu et agir avec eux avec tous nos moyens possibles pour arrêter cette guerre.
Propos recueillis par Laurent Joffrin