Ils ont nommé l’innommable

par Pierre Feydel |  publié le 04/11/2023

Crime contre l’humanité, génocide. Des notions parfois galvaudées, pour la première fois définies par deux immenses spécialistes du droit pénal international. Par Pierre Feydel

Une femme prie devant les 11 451 chaisesrouges vides de la rue principale de Sarajevo, le 6 avril 2012, symbolisant les 11541 victimes du siège de la capitale bosniaque, lors du conflit le plus sanglant en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale- Photo by ELVIS BARUKCIC / AFP

Jusqu’en 1918, la capitale de la Galicie ukrainienne, autrefois la province la plus orientale de l’Autriche-Hongrie, s’appelait Lemberg. Puis elle a pris le nom de Lwow en polonais, de Lvov en russe, enfin de Lviv en ukrainien.  Ces nominations successives ne font que trahir les convulsions de ces « terres de sang », ballotées entre empires, entre Hitler et Staline. En 1931, Lemberg compte 300 000 habitants, dont 100 000 juifs. La plupart seront exterminés.

À cette époque, la ville est polonaise. Elle s’enorgueillit d’une fameuse université et d’une non moins remarquable faculté de Droit. Y enseigne le Dr Julius Makarewicz, contributeur essentiel au Code pénal polonais de 1932. Un juif converti au catholicisme qui échappera à l’occupation nazie et restera tant bien que mal à son poste sous l’oppression soviétique.

Herch Lauterbach va finir ses études de droit à Vienne. Les juifs ont été exclus de l’université de Lwow par les Polonais. Il décroche avec la mention “excellent” son doctorat en Sciences politiques. Puis il s’inscrit à la London School of Economics et y devient maitre de conférences. Le voilà avocat britannique. En 1937, il est élu à la prestigieuse chaire de Droit international de Cambridge.

Un professeur, deux élèves
Cet éminent professeur a surtout enseigné à deux éminents élèves : Herch Lauterbach, qui a défini la notion de crime contre l’Humanité, et Raphael Lemkin qui, lui, a spécifié celle de génocide. L’avocat franco-britannique Philippe Sands raconte leur histoire dans son « Retour à Lemberg » (Albin Michel, 2017), une enquête sur ces familles juives proches de la sienne que la Shoah a anéanties.

Raphaël Lemkin, lui, a entamé une carrière de magistrat dans sa Pologne natale. Déjà, il s’intéresse au Droit humanitaire et particulièrement au massacre des Arméniens perpétré par les Turcs en 1911 (plus d’un million de victimes). Il fait des présentations de textes à la Société des Nations, ancêtre de l’ONU. Il écrit un essai sur le crime de barbarie. En 1939, mobilisé, il participe à la défense de Varsovie, échappe à la captivité, émigre aux États-Unis et devient enseignant à l’université Duke.

Le concept de génocide selon Raphael Lemkin consiste à éliminer intentionnellement un groupe national, ethnique, religieux. Pour Herch Lauterbach, la notion de groupe est inutile. Elle brouille la responsabilité du crime d’abord commis par des individus contre des individus. Il veut en rester au crime contre l’Humanité, défini comme une “violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirés par des motifs politiques , philosophiques, raciaux et religieux”.

Les deux hommes font partie, l’un de la délégation britannique, l’autre de celle des États-Unis, au procès de Nuremberg. La résolution 96 de l’ONU en 1946 reconnaît le crime de génocide. La convention de 1948 l’entérine. Les tribunaux pénaux internationaux l’ont aujourd’hui introduit dans leur jurisprudence, comme d’ailleurs le crime contre l’Humanité. Un arsenal juridique sans cesse d’actualité.

Tous les articles de l’Historien du dimanche

Pierre Feydel

Journaliste et chronique Histoire