Ils ont refait la France
Bernard Attali retrace le destin d’une génération de serviteurs de l’État qui ont tiré le pays de l’abîme
Le grand public les connaît à peine, pourtant ils ont fait l’histoire de France depuis 1945. Ils n’avaient pas de comptes sur les réseaux, ils ne campaient pas dans les chaînes d’info, ils n’avaient pas leur portrait dans les journaux et leurs décisions n’étaient pas entourées du fracas confus qui salue aujourd’hui la moindre initiative politique sur la scène médiatique. Pourtant, en dépit de ce volontaire anonymat, ils ont joué un rôle décisif : ils ont reconstruit la France.
Au sortir de la guerre, le vieux pays est à terre. Terrassée par la défaite militaire, déshonorée par la Collaboration, libérée pour l’essentiel par des armées étrangères, la France a plié dans l’épreuve et rétrogradé sans rémission dans l’ordre international. Certes, le verbe gaullien, l’héroïsme de la Résistance et l’obstination de la France libre l’ont néanmoins placée dans le camp des vainqueurs. Mais son économie s’est rétractée, son armée est faible, son industrie est affaiblie, son aura est fanée et ses élites sont discréditées par le pétainisme.
Son seul atout : un État certes compromis, mais où la compétence et le sens du service public ont survécu aux années noires, un État que De Gaulle juge prioritaire de reconstruire, pour le mettre à la tête d’une œuvre de redressement aujourd’hui un peu oubliée, mais sans laquelle la France n’aurait jamais remonté la pente fatale de l’abandon. C’est ainsi qu’une génération nouvelle de hauts-fonctionnaires, d’ingénieurs, de banquiers ou de patrons d’entreprises publiques, pour l’essentiel issue de la Résistance, va prendre en mains le destin du pays et refaire, de cette France qui a failli, une puissance qui compte.
Bernard Attali, lui-même formé au même moule, ancien patron de la DATAR ou d’Air France, en brosse le portrait individuel et collectif d’une plume à la fois aiguisée et admirative, pour rappeler aux serviteurs contemporains de la chose publique ce qu’ont été la qualité, l’énergie et la force créative de ces sauveteurs français. Ils s’appellent Claude Gruson, Germaine Tillion, Pierre Laroque, Paul Delouvrier, Irène Joliot-Curie, Georges Boris, Alfred Sauvy, Edgar Pisani ou Simon Nora, et celui qui était peut-être le dernier d’entre eux vient de tirer sa révérence à l’âge de cent ans, après un ultime message d’espoir : Claude Alphandéry.
Ainsi, en second plan de la IVème République, dont le bilan a souvent été sous-estimé en raison des guerres coloniales, puis de la Vème où la gloire du Général éclipsait les services rendus par ses grands commis, ces femmes et ces hommes, en quelques années, ont relevé l’industrie, réorganisé l’administration, maîtrisé l’économie, édifié l’État-providence, acclimaté les techniques de pointe, créé le Commissariat au Plan, la comptabilité nationale, l’Euratom, développé l’énergie nucléaire, rénové la défense nationale, aménagé le territoire, changé l’agriculture, bref rendu la France à la prospérité, à la compétitivité et à un certain équilibre social. Ils ont en un mot démontré l’efficacité de la logique réformiste et sociale, qu’on affecte tant ces temps-ci de déprécier.
Quoiqu’ayant vécu confortablement, ils n’ont pas fait fortune et n’ont pas cherché la notoriété. Ils se sont satisfaits du mérite qui était le leur en rendant à la nation d’éminents services. Attali leur rend un hommage vivant et édifiant, dans un livre précieux, qui fait comprendre notre récente histoire. Il lance surtout un avertissement : où sont aujourd’hui, en ces temps d’individualisme et de gloire factice, leurs successeurs, qui ne ramènent pas leur réussite à leur compte en banque et trouvent leur justification dans le service de la collectivité ?