Immigration : un pavé dans la mare
La Fondation Jean-Jaurès publie une longue étude historique sur les rapports de la gauche française avec le délicat dossier de l’immigration. À lire avec attention avant de s’indigner.
Un tournant pour la gauche ? Sous la plume de Bassem Asseh et Daniel Szeftel, tous deux militants socialistes, voici un texte important, qui remet en cause la doxa dominante sur l’immigration au sein de la gauche française. Avant que ne tombent les excommunications, leur analyse mérite pour le moins un débat rationnel.
Le texte a la forme d’une analyse historique qui rappelle les positions successives prises par le mouvement ouvrier sur cette question cruciale. À l’origine, Marx, Jaurès, la CGT et beaucoup d’organisations socialistes ou communistes voyaient dans l’arrivée de travailleurs étrangers une manière pour le patronat de reconstituer et d’étendre « l’armée de réserve » du capital. Pour eux, l’afflux d’une nouvelle main d’œuvre, prête à accepter des salaires et des conditions de travail inférieures à celles des résidents, représentait une menace pour les acquis sociaux. Internationalistes, ces organisations exigeaient les mêmes droits pour tous, Français ou étrangers, mais demandaient tout autant une régulation des arrivées de manière à éviter la dégradation continuelle de la condition ouvrière par l’effet de la concurrence entre salariés.
Cet équilibre respecté pendant plus d’un demi-siècle, continuent ces auteurs dérangeants, a été rompu dans les années 1980 quand une vision principalement morale, « sans-frontiériste », s’est imposée au sein de la gauche française. Très vite, tout discours régulateur sur l’immigration s’est retrouvé taxé de xénophobie, quand ce n’était pas de racisme. Ainsi, poursuivent nos iconoclastes, les classes populaires – qui supportent le poids principal des effets de l’immigration – ne se sont plus reconnues dans le discours de la gauche, pas plus que dans celui de la droite libérale qui faisait aussi l’éloge de l’ouverture des frontières et de la dérégulation sociale.
Petit à petit, poursuivent-ils, le vote populaire, fait d’une alternative à la fois progressiste et réaliste, s’est tourné vers le Front national. Succédant à son père, qui réunissait dans son langage extrême libéralisme et xénophobie, Marine Le Pen a senti cette évolution. Elle a complété son hostilité aux étrangers par un discours de défense sociale qui a recueilli une audience populaire croissante, tandis que la gauche, de plus en plus coupée des ouvriers et des employés, niait qu’il y eût un problème, ou bien se réfugiait dans une rhétorique juridique et morale. Aujourd’hui, le Rassemblement national, en agitant le spectre de la « submersion migratoire » s’est installé solidement à la première place des forces politiques françaises.
Est-il trop tard pour réagir ? Non, estiment ces deux militants socialistes : « Rendue inaudible par son sans-frontiérisme, la gauche a paradoxalement un espace politique majeur si elle renoue avec son héritage historique. Face au caractère anti-social du projet LR, face à l’idéologie du « grand remplacement » de l’extrême droite et à l’idéologie no border en son sein, il est possible d’établir un programme clair. » Un programme fondé sur une double politique : une intégration volontariste, universaliste, et une meilleure maîtrise des flux migratoires. « La lutte résolue contre la ségrégation sociale, écrivent-ils, sera d’autant plus efficace que les flux d’entrée seront régulés. »
Tel est, sommairement résumée (mais solidement étayée dans le texte), l’orientation nouvelle proposée. On entend d’ici les objections, les critiques, voire les indignations. Mais avant de récuser tout cela sans examen, chacun doit admettre, en tout cas, que l’actuel discours de la gauche glisse sur l’électorat populaire comme sur les plumes d’un canard. D’où l’urgence de la discussion, qu’il faut mener au plus vite, sans faux procès ni exclusive.
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L’étude de la Fondation Jean-Jaurès : La gauche et l’immigration. Retour historique, perspectives stratégiques
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