Taxer les riches? Oui, intelligement

par Jean Peyrelevade |  publié le 07/06/2023

Dix pour cent de ménages les mieux dotés possèdent un patrimoine moyen de plus de 600 000 euros alors que celui des plus modestes est inférieur à 3 800 euros. Décryptage

Jean Peyrelevade -Photo STEPHANE DANNA / AFP

L’Institut des Politiques Publiques vient de publier une note sur la fiscalité française dont la conclusion est sans appel : pour les foyers très riches, l’impôt sur le revenu est non pas progressif, mais régressif. Plus on est riche, moins on paye.

Bien entendu, la gauche radicalisée va s’emparer avec joie de ce sujet et s’appuyer sur les éminentes signatures qui ont validé un document à caractère universitaire et d’autant moins discutable qu’il pullule de chiffres et de graphiques.

Ce qui démontre simplement que des économistes très distingués peuvent être dominés par leur propre idéologie au point de nier l’évidence : revenu et patrimoine sont deux choses différentes et les fusionner d’un point de vue économique et fiscal est un facteur non de clarification, mais de confusion.

Comment clarifier le débat ? Le revenu fiscal, toujours perçu par des personnes physiques, est bien imposé de manière progressive bien que de manières différentes entre revenu du travail et revenu du capital. Le patrimoine, lui, ne l’est pratiquement pas, sauf au moment des successions. Est-ce satisfaisant ? Non. Faut-il imposer le patrimoine ? Oui. Mais ce sera extrêmement compliqué.

Dans une économie moderne, le capital ne cesse de prendre une part de plus en plus importante. En effet, l’investissement net annuel vient chaque année s’ajouter au stock existant quand la production (le PIB) est un flux qui pour l’essentiel est consommé. Ainsi le patrimoine des ménages représente en France plus de cinq fois le PIB annuel.

Depuis vingt ans, il a plus que doublé et progressé beaucoup plus vite que la production nationale. Bien entendu, cette évolution profite aux plus riches. Les héritages, d’une part, sont plus importants au sein des familles aux revenus élevés : la richesse se transmet de génération en génération.

D’autre part, des niveaux favorables de revenus donnent à leurs bénéficiaires une plus forte capacité d’épargne et d’investissement et donc, année après année, une plus forte accumulation patrimoniale : les actionnaires s’enrichissent naturellement plus que les salariés.

Ainsi les inégalités de patrimoine sont-elles devenues gigantesques par rapport à celles du revenu. Les 10 % de ménages les mieux dotés possèdent un patrimoine moyen de plus de 600 000 euros alors que celui des plus modestes est inférieur à 3 800 euros, soit cent soixante fois moins.

Mais quand on regarde la courbe complète, elle est encore plus impressionnante : les 1 % les plus favorisés détiennent 16 % du patrimoine brut total, pour un montant proche de une fois le PIB ; le chiffre monte à 34 % (deux PIB) pour les 5 % les plus riches, à 46 % (trois PIB) pour les 10 % et à 92 % pour les 50 % les mieux dotés.

Une telle inégalité, qui ne va pas arrêter de s’accroître, pose à l’évidence un problème politique et les ressources budgétaires résultant d’une éventuelle fiscalisation seraient rien moins que négligeables. Mais ne nous faisons pas d’illusion : la mise en place sera longue, nécessitera beaucoup de combats, de force de conviction et d’intelligence et prendra autant de temps, pour des motifs comparables, que la mise en place de l’impôt sur le revenu au début du 20e siècle.

Il faudra s’accorder sur un taux nécessairement faible, non punitif sous peine de ne pas être constitutionnel. L’impôt correspondant devra être en effet payé par les ressources provenant des revenus liquides des intéressés et tenir compte des modestes prélèvements déjà existants (taxes foncières).

Il faudra aussi se poser la question de l’articulation avec les droits de succession, et enfin essayer de pousser une solution à l’échelle internationale pour éviter des vagues de départ.

Mais dire qu’il faut calculer le taux d’imposition sur les revenus économiques des ménages en ajoutant aux revenus aujourd’hui imposés les bénéfices non distribués des sociétés contrôlées par les foyers fiscaux, constitue une énormité intellectuelle qui, si on la pousse jusqu’au bout, reviendrait à faire disparaître toute forme d’entrepreneuriat privé et donc tuerait notre appareil productif. Enfin, des économistes qui osent être vraiment anticapitalistes et antiproductivistes ! Vive notre propre disparition !

Pour quelle raison ? Prenons l’exemple simple de la PME du coin de la rue. Elle est la propriété d’une personne physique, d’un entrepreneur qui jouit d’une différence fondamentale avec ses propres salariés. Eux touchent en revenu la totalité de ce qui leur revient en contrepartie de leur activité. Lui peut se verser en revenus (dividende ou salaire) un peu de son profit et en laisser une large partie, fonction de ses résultats, en bénéfices réinvestis.

S’il connait le succès, son patrimoine va par cumul se développer jusqu’à représenter plusieurs fois son revenu personnel annuel. Sur la partie réinvestie, il n’aura payé que 25 %, impôt sur les bénéfices de la société tant qu’il ne distribue pas. L’entrepreneur, parce qu’il est d’abord un entrepreneur, suit exactement les mêmes pratiques que les 0,01 % des ménages riches fustigés par l’Institut des Politiques Publiques.

Que notre homme décide de se lancer dans une seconde activité, et il montera à cette fin une holding familiale intermédiaire qui sera à son tour soumise à l’impôt sur les sociétés. Ainsi sera-t-il pleinement entré dans le système qui monte à l’identique jusqu’aux milliardaires du sommet de la pyramide.

En simplifiant à peine, la pensée de nos brillants économistes revient à dire que l’impôt sur les profits non distribués des sociétés, quelles qu’elles soient, devrait être aligné, progressivité comprise, sur l’impôt sur le revenu ! Plus de distinction entre revenu et patrimoine ! Empêcher le patrimoine de se constituer, n’est-ce pas la meilleure façon de régler le problème ? Leur combat idéologique serait gagné et notre économie ruinée.

Petite question pour terminer : qui a osé donner le nom d’« Institut des Politiques Publiques » à une équipe d’économistes à la pensée aussi biaisée ? « L’Institut Attac » serait une appellation plus judicieuse.

Jean Peyrelevade

Auteur de Réformer la France – Édition Odile Jacob

Jean Peyrelevade

Editorialiste