Israël – Gaza : la guerre des intellectuels
Ce conflit armé revêt toutes les caractéristiques de notre époque, diagnostique l’historien Ran Halevi. Alors qu’il ne fait que commencer, il est déjà « guerre de religion, guerre des narratifs et guerre médiatique »
Le nombre des tribunes s’est intensifié au rythme des tirs d’artillerie entre Israël et Gaza, le ton s’est durci, sur les réseaux sociaux, il est devenu ordurier. Comme l’avait prévu la sociologue israélienne Eva Illouz, dans ce face à face intellectuel, chacun a choisi son camp. Plus la violence augmente sur le terrain, plus les mots se radicalisent. Et, fait nouveau, les clivages préexistants prennent le pas sur la réflexion.
« Je suis toujours convaincu que l’occupation israélienne est immorale. Reste que, pour cette guerre-ci, je pars combattre sans hésiter »
Yaniv Iczkovits, écrivain
Côté israélien, la dénonciation des crimes du Hamas et le soutien à son droit à se défendre n’exclut presque jamais la critique acerbe du gouvernement d’extrême-droite de Netanyaou, celle de la colonisation galopante en Cisjordanie et l’appel à protéger les civils palestiniens pris sous les bombes.
Dans l’autre camp, la critique est unilatérale, les atrocités du 7 octobre sont relativisées et la libération impérative des otages passée sous silence.
Ainsi peut-on lire sous la plume de David Grossman, l’expression de sa colère contre un gouvernement Netanyahou qui a « trahi » ses citoyens, son effroi devant des terroristes qui « ont perdu figure humaine », et ses très faibles espoirs de voir, un jour, « guérir la tragédie proche-orientale ».
L’écrivain Yaniv Iczkovits écrire cette phrase terrible : « Je suis toujours convaincu que l’occupation israélienne est immorale. Reste que, pour cette guerre-ci, je pars combattre sans hésiter ».
« Nous ne nous méfierons jamais assez du recours au “nous contre eux”
Dominique Eddé, écrivaine libanaise
Dans un tout autre registre, Libération a publié une longue chronique du philosophe Paul B. Preciado, déclarant notamment : “Si nous ne sommes pas capables de dénoncer à la fois le Hamas et la politique coloniale et militaire d’Israël, si nous ne sommes pas capables de pleurer à la fois les victimes du Hamas et les victimes de l’armée israélienne, si nous ne sommes pas capables de parler ou d’agir de peur d’être appelés ‘anti-occidentaux’ ou ‘antinationalistes’, alors nous devons assumer le fait qu’un jour on parlera de nous comme des plus grands criminels de l’histoire. On dira il y a eu Guernica, Auschwitz, Hiroshima, Srebrenica, Rwanda. On dira il y a eu Gaza.”
Il faut pourtant lire dans Le Monde le texte nuancé publié par Dominique Eddé, écrivaine libanaise qui, prenant du recul, énonce : “nous ne nous méfierons jamais assez du recours au ‘nous contre eux’, [formule ]qui signe fatalement le début de l’obscurantisme et de la cécité” et pointe “la défaite colossale de tous les acteurs concernés”. Si elle qualifie de crimes de guerre les actes perpétrés à Gaza par l’armée israélienne, elle invite aussi les Arabes à réfléchir aux impasses de leurs propres sociétés pour examiner ce qui reste à sauver. Et notamment la lutte contre la barbarie à l’intérieur de soi.
Campus américains: Israël, identifié de surcroît à l’hégémonie du “pouvoir blanc”
Autre trait d’époque, la tragédie est déjà, dans bien des pays comme la France, remisée aux accessoires des débats de politique intérieure. Aux États-Unis, les réactions sur les campus, y compris de jeunes étudiants juifs, prenant fait et cause pour le Hamas, a attiré l’attention de Benjamin Olivennes (Le Figaro) : “Pour le gouvernement de la morale, la justice est du côté des faibles du seul fait de leur faiblesse ; Israël, identifié de surcroît à l’hégémonie du ‘pouvoir blanc’, est donc condamnable du fait de sa puissance et le Hamas exonéré de ses exactions assimilées à des actes de résistance.
Pointant une nouvelle génération moins élevée dans le souvenir de la Shoah que dans ceux du gouvernement Trump et des violences policières contre les Noirs, il ajoute, plus polémique : ‘La façon dont ils voient le monde est organisée autour de la polarité suprémacisme blanc vs colonisés. Le mal absolu est représenté par les violences policières. Les violences en retour, celles des dominés et de la lutte anticoloniale, sont vues comme légitimes — les critiquer serait révéler sa position de privilège.’.
Pour les progressistes juifs américains, il s’agit d’assumer le dilemme entre ‘rester attaché à Israël et devenir conservateurs, ou rester attaché à la cause de l’antiracisme et se détacher d’Israël’.
Ils savent, eux. Ils ne tremblent jamais”.
Raphaël Zagury-Orly,philosophe
Le philosophe Raphaël Zagury-Orly a publié une longue réflexion reprise dans Tribune juive . “Toujours aussi surpris – on ne s’y habitue pas – de voir et d’entendre ‘ceux qui savent’, ceux qui nous expliquent qui est le ‘vrai’ responsable dans ce qui vient d’arriver. Toujours aussi surpris de voir ceux qui se précipitent pour déballer leur version préconçue des événements ; ceux qui courent sur les plateaux des médias pour parler d’une voix assurée et définitive des ‘raisons de la crise actuelle’ (…) Ils savent, eux. Ils ne tremblent jamais”.
Refusant que l’on vienne lui faire la leçon alors qu’il combat chaque jour le sionisme religieux et son propre gouvernement, il s’interroge sur la solitude des intellectuels de gauche israéliens, s’attardant sur les tribunes des penseurs de la gauche occidentale (Lordon, Balibar, Zizek, Butler), celles qui, selon lui, ont abandonné même la capacité à nommer la barbarie.
L’effacement de la figure de la victime absolue
Les Juifs, notamment israéliens, se voient exclus de la capacité d’empathie pour la figure de la victime. La déshumanisation de leur existence que cela suppose résonne comme une revanche, un désir d’effacement de La victime absolue de la Shoah. Le retour des croix gammées et des étoiles juives sur les murs en témoigne.