États-Unis : triomphe économique, défaite civique

par Bernard Attali |  publié le 05/11/2024

La victoire du milliardaire américain survient dans une économie en pleine forme : le paradoxe américain interpelle tous les gouvernements démocratiques.

Jared Bernstein, président du Conseil des conseillers économiques, parle de la situation économique lors d'un point de presse à la Maison Blanche, le 30 octobre 2024. (Photo de Lénine Nolly / NurPhoto via AFP)

« L’économie, il n’y a que ça qui compte ». Cette phrase culte de la politique américaine est attribuée à Bill Clinton lorsqu’il affronta le premier président Bush. La situation des Etats-Unis dément aujourd’hui cette vérité d’hier. En effet le pays de Georges Washington ne s’est jamais aussi bien porté sur le plan économique… et traverse pourtant une crise politique majeure. Cela devrait nous interpeller.

Il y a quelques années encore, d’aucuns voyaient l’Amérique sur le déclin, face à la montée de la Chine. Or, la part des Etats-Unis dans le PIB mondial, loin de s’être réduit, a augmenté depuis les années 1980. Elle est passée de 25% à 26% en 2023 quand le poids relatif de l’Europe s’est rétréci de moitié, de 30% à 17%. Depuis la pandémie, Washington alimente la croissance mondiale à hauteur de 22%. Tandis que l’Union européenne apporte un négligeable 2,7%. Depuis 2020 les Etats-Unis ont connu une croissance de 10%, soit trois fois plus que le reste du G7.

La productivité américaine a augmenté de 70% depuis 1990, soit bien d’avantage qu’en Europe (+29%) ou au Japon (+25%). Elle est désormais supérieure d’environ 30% à celle de l’Europe occidentale. Au-delà d’un marché intérieur gigantesque et compétitif, l’économie américaine s’appuie désormais sur une domination technologique incontestable.

Bien sur son énergie abondante, disponible à prix modéré, constitue une mine d’or pour les entreprises. Au point d’attirer outre atlantique les sociétés de l’Union Européenne et d’autres régions moins gâtées sur le plan énergétique. Ces ressources ont permis aux Etats-Unis de redevenir, pour la première fois depuis plus d’un demi-siècle, exportateurs nets de combustibles fossiles.

Enfin cette nation de 345 millions d’habitants affiche aussi une autre force : sa démographie. Comme dans la plupart des autres pays, la population vieillit. Mais elle croit de 0,6% par an, quand celle de l’Europe stagne et celle de la Chine décroit. Tout cela se paie d’un endettement important : 121% du PIB. Mais le « privilège du dollar » le rend supportable et probablement durable. Il rend possible des plans de relances gigantesques, comme l’Inflation Reduction Act de 2022 (IRA).

Donc tout va bien ? Pas sûr. Au même moment le pays traverse une crise morale majeure, comme le montre l’élection apparemment triomphale de Donald Trump. Le poids énorme de l’argent (10 milliards de dollars) pèse sur les élections en cours, l’irruption en politique de très grands patrons détenteurs d’immenses moyens et d’immenses réseaux, la politisation des instances de contrôle comme la Cour Suprême, une division partisane parfois irrationnelle, la montée des « vérités alternatives » … minent cet immense pays et le fracture.

Quelle maladie sournoise attaque-t-elle la plus grande démocratie du monde ? Au-delà des performances de son économie, une perte de fierté collective. Hier le rêve américain soudait toute la société dans une ambition commune. Aujourd’hui un individualisme forcené, des inégalités criantes, ont dissipé ce rêve. Il faut noter, incidemment, que l’armée américaine a pratiquement échoué sur tous les terrains militaires depuis cinquante ans. Ce n’est pas un symptôme sans importance au pays de John Wayne.

On nous inonde de communication sur l’élection américaine. C’est utile. Mais qui réfléchit à ce paradoxe : la prospérité économique peut tout à fait s’accompagner d’une profonde crise d’identité. Nous devrions le méditer, de ce côté-ci de l’Atlantique : aucune Nation, fût-elle riche, ne peut se passer d’un idéal collectif.

Comme le dirait le bon docteur Knock : l’Amérique se porte bien, mais comme tous les grands malades qui s’ignorent…

Bernard Attali

Editorialiste