Jacques Julliard, la vigie de la gauche

publié le 08/09/2023

Intellectuel, érudit, chroniqueur hors pair, inspirateur de la « deuxième gauche », militant critique du camp du progrès plein de brio, Julliard nous laisse un précieux message

Jacques Julliard. - Photo Pierre BOUSSEL / AFP

L’ami Jacques était sans doute – sans vouloir ne vexer personne – le meilleur éditorialiste de Paris. Chaque semaine, au Nouvel Observateur, où il officia plus de vingt ans, les directeurs recevaient quelques heures avant le bouclage son texte dense et limpide. À chaque fois, la même interjection admirative : « il est bon, quand même ! ». Et il y avait, dans ce « quand même », une pointe de jalousie…

Une plume rapide, rythmée, fiévreuse, appuyée sur un savoir profond et nuancé, un mélange de Mauriac et de Jaurès sur le fond, une alacrité de hussard sur la forme et, parfois, la violence de Péguy. Julliard écrivait en une heure dans sa thébaïde de Bourg-la-Reine, après avoir mâchonné son idée pendant tout le week-end.

Jean Daniel, fondateur, inspirateur du journal, avait un certain sens de la préséance. Il avait considéré que, sur une double page de l’Obs consacrée aux éditoriaux, il avait droit à quatre colonnes et Julliard à deux.

L’imposition de ce lit de Procuste, bien connu des journalistes, fut une bénédiction pour l’universitaire et militant venu de l’École pratique et de la CFDT, enclin à l’abstraction et à l’explication. Il fallait faire vite : contrainte féconde. Julliard prit l’habitude des formules lapidaires, des argumentations drôles, des épigrammes scintillants. À côté des ductiles réflexions de Jean Daniel, augustes et sinueuses, le poulet de Julliard était comme un coup de trompette dans un concerto pour violoncelle. Parfaite complémentarité…

Ce talent spontané venait d’une longue maturation. Issu de la province radicale, brillant sujet de l’école publique, mère catholique et père anticlérical, Julliard contracte jeune le goût des idées et celui de l’engagement. Admirant en même temps Mendès et De Gaulle, il franchit les étapes du savoir républicain jusqu’à l’entrée comme germaniste à l’École nationale supérieure.

Déjà rattaché à la gauche démocratique et humaniste, il est aussi militant anticolonialiste, syndicaliste étudiant, proche de Paul Vignaux, qui œuvrait pour déconfessionnaliser la CFTC, confédération chrétienne, qui deviendrait la CFDT. Il racontait volontiers comment, troufion en Algérie, il avait sauvé un rebelle du FLN de la torture en plaidant une nuit entière les principes évangéliques auprès d’un officier français conservateur et catholique.

Il est secrétaire du SGEN, branche enseignante de la CFDT, et historien agrégé, bientôt spécialiste du mouvement ouvrier sous la Troisième, comme en témoigne son livre sur Pelloutier, fondateur des Bourses du Travail. Mai 68 le conduit à fusionner activité universitaire et militantisme. Il fonde avec Jacques Ozouf le département d’histoire de l’Université de Vincennes et continue de travailler au sein du groupe Reconstruction qui transforme la CFDT. I

l est proudhonien et non marxiste, chrétien de gauche à la fibre sociale, rédacteur à la revue Esprit, puis directeur à l’École des Hautes études en Sciences Sociales, proche de François Furet, Mona et Jacques Ozouf ou Michel Winock, petit cercle brillant où on l’appelait « Jacky ». Il entre aussi aux éditions du Seuil grâce à Jean-Marie Domenach, où il dirige une collection consacrée à la vie politique.

André Gorz, précurseur de la pensée écologiste, qui signe sous le nom de Michel Bosquet des chroniques prophétiques, le présente à Jean Daniel, directeur de l’hebdo qui domine alors la vie intellectuelle parisienne autour d’idées mendésistes et progressistes teintées d’audaces soixante-huitardes.

Il entre donc au Nouvel Observateur, d’abord assigné au commentaire des sondages puis bientôt, talent aidant, promu éditorialiste politique en second, dans une cohabitation à la fois amicale et épineuse avec son patron.

Il devient vite l’un des protagonistes les plus visibles du débat national, phare hebdomadaire de ce qu’on appellera bientôt « la deuxième gauche », rocardien, péguyste, autogestionnaire, patriote internationaliste, européen militant, antitotalitaire, rétif aux rigidités du gauchisme, social-démocrate novateur, polémiste des droits de l’Homme, réaliste en économie, utopiste dans le social, plaque sensible de tous les débats qui agitent la gauche française.

Chaleureux, pédagogue, intarissable sur l’opéra, les excursions en vélo, le roman classique, le 19e siècle, le socialisme libertaire, le syndicalisme polonais des années 1980 ou la cause de la Bosnie multiethnique, il partageait avec son épouse Suzanne la passion de la poésie, dont il pouvait – un peu moins qu’elle – réciter des pages entières sans jamais oublier un vers.

Avec Serge Lafaurie ou Pierre Bénichou, les soirs de bouclage, tandis que les responsables de l’édition pestaient devant le retard accumulé, il concourait au plus érudit en déclamant Rimbaud, Aragon ou Mallarmé.

Puis, moins à l’aise à l’Obs, il avait rejoint Marianne où il poursuivait son travail aigu d’éditorialiste critique du capitalisme financier autant que des évolutions de la gauche, allant jusqu’à donner un papier mensuel au Figaro. Il avait ainsi alimenté très consciemment un procès en « droitisation » qui ne le souciait guère.

Il avait certes donné des verges pour se faire battre en faisant l’éloge d’Alain de Benoist, idéologue de l’ancienne « nouvelle droite » ou bien en défendant la nation, la transmission, l’excès individualiste et une conception entière de la laïcité qui comprenait une condamnation définitive de tout ce qui émanait d’une lecture littérale du Coran. Ses amis de gauche en avaient conçu une certaine irritation.

         Reste son message principal : la gauche se perd, disait-il, en abandonnant son héritage rationaliste, universaliste et républicain, en galvaudant les principes de l’école de Ferry, en oubliant que le communautarisme lénifiant, sous prétexte de compréhension envers les « dominés », fait le lit du nationalisme et de l’extrême-droite. Ainsi l’ami Jacques, de ce ciel auquel il croyait, nous surveille en écrivant encore, on l’imagine, quelque philippique furibarde contre les dérives des pauvres mortels de la gauche.