Jacques Toubon : « La droite a dérivé vers l’extrême-droite »
Conseil Constitutionnel, immigration, réarmement démographique, magistrats, prisons, dérive vers l’extrême-droite…Jacques Toubon, ex-Défenseur des Droits, ministre de la Culture et de la Justice sous Jacques Chirac, explique pourquoi il est urgent d’en finir avec les fantasmes
LeJournal.info : Vous aviez tiré la sonnette d’alarme. Que pensez-vous du contenu de la loi sur l’immigration qui a été promulguée ?
Jacques Toubon : À l’issue de la procédure du Conseil Constitutionnel, les points les plus contestables de la loi sur l’immigration ont sauté, ceux qui marquaient une tendance à la discrimination entre nationaux et étrangers en introduisant la préférence nationale.
Les mesures que nous avons évitées grâce au Conseil Constitutionnel sont le durcissement du regroupement familial, où les délais et les conditions devaient être renforcés ; la nécessité d’un séjour prolongé en France pour bénéficier de certaines aides sociales qui introduisait une préférence nationale ; la remise en cause du caractère automatique du droit du sol ; l’introduction de quotas migratoires ; la caution pour les étudiants étrangers…
En revanche, le Conseil Constitutionnel a conservé quelques dispositions tout à fait utiles, comme le contrat d’engagement des étrangers en France, qui prévoit de retirer le titre de séjour en cas de non-respect des principes de la République ; la réforme de la Cour nationale de droit d’asile, qui aura désormais un juge unique et non plusieurs ; le titre de séjour préférentiel pour ceux qui ont été reconnus victimes des marchands de sommeil ; la possibilité d’expulser les étrangers délinquants, même s’ils sont protégés ; l’obligation de quitter le territoire français (OQTF) pour ceux à qui on a refusé l’asile, sauf s’ils font l’objet d’une prise en charge médicale ; et enfin, l’interdiction de placer les mineurs en rétention administrative.
Au total, le Conseil Constitutionnel concilie de manière équilibrée la sauvegarde de l’ordre public et la protection des droits et des libertés. Il a permis que l’on ait un texte où il y a des dispositions de durcissement et d’autres qui maintiennent un système favorable aux étrangers. La loi qui a été promulguée est bien meilleure que le texte initial de janvier 2023 et surtout que celui qui avait été durci au Sénat.
Certains ont voulu dénoncer le « gouvernement des juges » ?
Le Conseil Constitutionnel a fait son boulot. Nous étions dans une situation inédite d’un texte qui n’avait pas été discuté. On ne va quand même pas lui faire porter la responsabilité de la déficience du gouvernement et du Parlement, il a dû redresser la situation. Le durcissement est venu du Sénat et l’Assemblée nationale l’a entériné au corps défendant du gouvernement, qui est finalement satisfait du texte jugé par le Conseil Constitutionnel.
Le Conseil Constitutionnel a remis la mairie au milieu du village. S’il semble avoir outrepassé ses fonctions habituelles, c’est seulement en raison des circonstances qui l’ont conduit à le faire, et il a eu raison.
Maintenant, les préfets doivent faire exécuter la loi. On verra si la proximité des autorités territoriales permettra de mieux tenir compte de l’expérience réelle ou si la délégation aux autorités locales va ouvrir la voie à l’arbitraire. En clair, si on fera différemment à Bordeaux et à Nice. Cette méthode a l’avantage de la proximité, mais ouvre le risque de l’arbitraire.
Les sénateurs centristes ont déjà déposé une proposition de loi réintroduisant les mesures censurées…
Je ne suis pas surpris. On s’attendait à une nouvelle offensive des parlementaires. On va voir si Les Républicains emboîtent le pas à Hervé Marseille, leader du groupe centriste au Sénat.
Concernant la question de l’immigration, j’ai entamé une réflexion il y a 25 ans pour comprendre ce qu’elle signifie dans l’Histoire de France. Comme aux États-Unis, il s’agit de mettre en œuvre avec l’immigration les principes d’universalité définis en 1789, puis avec les ordonnances de 1945. C’est notre identité française et cela la dépasse. Sur ce point, nous avons réagi, nous refusons d’aligner notre législation sur d’autres, plus identitaires et discriminantes, faisant appel à la préférence nationale ce qui n’a jamais existé dans notre pays. Au nom de l’universalité, toute personne qui vit en France bénéficie des mêmes prestations sociales.
Vous parlez comme un homme de gauche !
Je n’ai pas changé, c’est le centre qui s’est droitisé et la droite extrême-droitisée.
Une partie de la campagne des élections européennes va se jouer là-dessus. Nous avons, depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, une évanescence, un éparpillement des forces politiques. Nous n’avons plus de grands partis. Entre le RPR d’autrefois et Les Républicains d’aujourd’hui, c’est le jour et la nuit. Il y a une dilution, les forces politiques se sont dispersées, l’alternative des deux grands partis, de droite et de gauche, a disparu. Et la menace du Rassemblement National a grandi.
Il ne faut pas se laisser aller à une illusion d’optique : ce sont les forces politiques qui sont parties vers l’extrême-droite parce qu’elles suivent leurs électeurs, dont les sondages disent que l’opinion publique serait favorable à 70 % à une loi sur l’immigration.
Dès la campagne présidentielle de 2002, j’ai conseillé à Jacques Chirac la création du Musée national de l’histoire de l’immigration, qui est aujourd’hui Porte Dorée, à Paris. En 2004, il a créé la Haute autorité de lutte contre les discriminations, la Halde, présidée par Louis Schweitzer. Depuis plus de vingt ans, je suis fidèle à mes convictions et depuis que j’ai perdu la mairie du XIIIe arrondissement en 2001, j’ai pris mon indépendance et ma liberté, je n’ai plus besoin de me préoccuper des électeurs.
Mais pour quelle raison ces électeurs se sont-ils ainsi droitisés ?
Les électeurs se sont droitisés sous le double effet de la mondialisation auquel répond un réflexe de protection et du travail accompli par l’extrême-droite, qui a utilisé les thèmes identitaires. On peut y ajouter des thèmes émotionnels concernant en particulier l’Union européenne du type, « on ne va quand même pas se faire avoir par l’Allemagne ! »
Comment expliquez-vous le taux élevé de délinquance parmi les immigrés ?
Les statistiques disent en effet qu’il y a plus d’immigrés parmi les délinquants. Mais la délinquance est-elle supérieure parce qu’ils sont étrangers ou bien parce qu’ils vivent dans un squat ou dans la misère ? Les études démontrent que ce n’est pas la carte d’identité qui distingue les uns et les autres, mais le fait qu’ils aient ou pas un logement. Nous avons travaillé sur le sujet avec François Héran, qui préside le conseil d’orientation du musée de l’immigration. Mettre l’immigration comme facteur explicatif global est une erreur conceptuelle, qui contrevient à la réalité. Si on pouvait enfin se débarrasser de l’immigration dans le débat public pour parler des vraies questions : l’éducation et l’aménagement du territoire.
Emmanuel Macron a appelé à un « réarmement démographique ».
Il y a 10 à 12 % d’immigrés en France et si l’on remonte à la deuxième et troisième génération, on considère que 25 % de la population de 68 millions de Français ont des origines en-dehors de nos frontières. Cela renforce la France et lui donne une situation démographique moins mauvaise que celle des autres pays européens.
Par ailleurs, le modèle singapourien, où l’on choisit d’accueillir les seuls immigrés riches, est un fantasme. Nous devons considérer deux éléments : la colonisation, que certains mettent au passif, ceux-là mêmes qui étaient les plus colonisateurs et défendaient une civilisation supérieure opposée à une civilisation inférieure. Et puis, nous sommes le pays des deux mers, le Finistère de l’Europe, avec une ouverture au Sud et une à l’Ouest qui a fait, depuis des millénaires, la force de la France. Notre situation géopolitique a des avantages et des inconvénients.
Quelle est la solution ?
Il faut mener de vraies réflexions. Malheureusement, ce sujet de l’immigration est devenu, depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, un emblème que l’on agite pour cliver la droite et la gauche. Mais, il n’y a ni droite ni gauche en la matière, les fronts se sont renversés. À l’origine, la gauche protégeait les travailleurs industriels français contre l’immigration, quand la droite avec sa politique libérale faisait venir de la main-d’œuvre immigrée à bon marché. Désormais, c’est l’inverse.
Il faut changer l’ordre du jour, remplacer le thème de l’immigration par celui de l’éducation dans un monde ouvert où les références ne sont pas à l’intérieur des frontières. Le grand remplacement est un mythe de l’extrême-droite. Le français de souche n’existe pas, pour le trouver, faudrait-il remonter au VIème siècle ou à Charlemagne ?
Ce qui compte, c’est être français, quelle qu’en soit l’origine. Il y a deux piliers, celui de l’immigration et celui de l’intégration. Or nous sommes en difficulté avec l’intégration, qui a été largement négligée dans la loi sur l’immigration. C’est grave. Il faut s’atteler à l’intégration avec en priorité, l’éducation.
D’autant que les prisons sont pleines…
Nous avons en France 78 865 détenus pour 61 359 places. La situation de détention est détestable humainement et juridiquement. La détention est facteur de déviance et de délinquance. Toutes les initiatives de substitution doivent être encouragées, comme celle d’Éric Dupond-Moretti sur le travail d’intérêt éducatif. C’est extrêmement difficile, il y a des expériences qui fonctionnent, mais elles sont minoritaires, il n’y a pas de vraie solution de substitution à la prison.
La droite accuse les magistrats de relâcher les délinquants arrêtés .
Au début de la IIIe République, on disait déjà que… la police arrête et la justice relâche. On s’efforce avec les lois et la formation de donner plus d’humanité aux policiers et plus de rigueur aux magistrats. On parle d’êtres humains par nature imparfaits. Veut-on une police et une justice faites par l’intelligence artificielle ?
Propos recueillis par Valérie Lecasble