« J’aime les ponts »

publié le 28/06/2024

Pour qui travaillent les reporters?  Quoi de mieux que de leur poser la question. Cette semaine,  Patrick de Saint-Exupéry.

P. de Saint-Exupéry

J’aime les ponts, leur évidence presque imperceptible. Posés au détour d’un chemin, d’une route, ils enjambent un vide, une fracture, un espace. En bois, en cordes, en ferraille, en béton, ils sont plats, incurvés, biseautés, lancés d’un trait ou tracés en pointillés ; dessinant d’infinis motifs fondus, presque invisibles, dans les paysages.

On les emprunte comme on respire, sans les voir. Ils sont là. Utiles, nécessaires. On ne questionne pas une évidence, elle est. Ce n’est qu’en son absence que survient l’interrogation.

Comme en Bosnie, où les ponts avaient été explosés. En Irak aussi, en Afghanistan, en Tchétchénie, au Libéria, en Ukraine… La guerre, toujours, explose les ponts. Ils sont la première cible ; la marque de la fracture ravivée, du vide qui sépare, de l’espace délié. Le journaliste est un pont, une évidence. Il relie un point A à un point B, il est le trait de liaison qui fait pont. Pour qui travaille le pont ?

La question est plutôt saugrenue. Je ne connais ni son origine ni son histoire. Je sais simplement qu’un mystérieux comité du Prix Albert-Londres la soumet à examen : « Pour qui travaille le journaliste ? »  Je dois le dire : j’ai été désarçonné, honnêtement désarçonné, sincèrement désarçonné. Énervé presque. Le « Qui » de la question me troublait. Je me cognais dessus, je butais sans pouvoir avancer. N’était-ce pas une erreur ? La bonne formulation n’était-elle pas : « Pour quoi travaille un journaliste ? ». Non, me répondit-on, c’était bien « qui » : « Pour qui ? »

Des jours durant, je suis resté bras ballants à tourner autour de cet insupportable « qui ? » Demande-t-on à un pont s’il travaille pour la rive A ou la rive B ? S’il s’adresse à l’une plutôt qu’à l’autre ? Là était mon nœud, là reste mon nœud. Enjoint de ne plus être rattaché qu’à une rive, le pont n’est plus. Enjoint de répondre à la question, le journaliste n’est plus que d’une rive, un de ces non-ponts amputés si souvent croisés dans des pays en guerre.   Je crois profondément qu’être journaliste, c’est être pont. Et que, comme tout pont, la seule finalité est de relier l’espace en faisant fi des obstacles. Pour que tous puissent l’emprunter. Du moins ceux désireux de passer du point A au point B. Ou inversement.