James C. Scott, ou la possible liberté

par Malik Henni |  publié le 23/07/2024

Anarchiste revendiqué et ancien agent de la CIA, l’atypique anthropologue, qui vient de disparaître, a étudié de près « l’art de ne pas être gouverné ».

James C. Scot DR

Décédé le 19 juillet à l’âge de 87 ans, l’anthropologue James C. Scott était assez peu connu en France, même si la traduction de ses livres ces dernières années avait permis d’étendre l’influence des travaux de ce professeur de Yale atypique. Ses travaux sont en effet d’une pleine actualité, à l’heure de la big data et de son usage par le capitalisme et l’État.

Ils l’ont conduit à étudier les sociétés sans État, ou plutôt celles qui ne souhaitaient pas être gouvernées. Se situant dans les pas de son collègue français Pierres Clastres (1934-1977), il a travaillé toute sa vie à bâtir une contre-histoire du discours hégémonique de l’évolution humaine : issu de peuplades nomades arriérées des steppes, l’Homme aurait bâti des États et des empires pour son propre bien et s’en porterait bien mieux. Le bulldozer de l’histoire avançait et ceux qui ne souhaitaient pas monter à bord du fantastique train du progrès y étaient embarqués de force, sans contestation possible : paysans qui refusaient le cadastre, population réticente à la conscription, ouvrier en débrayage…  

Or ses enquêtes en Asie du Sud-est, dans une zone nommée Zomia grande comme l’Europe, démontrent l’inverse. Prenant appui sur ces hauts-plateaux entre le Yunnan, la Birmanie et la mer de Chine, Scott a montré que « l’art de ne pas être gouverné » était pleinement exercé par les habitants de cette région : là où le colon européen ou Han voyaient une arriération mentale ou une organisation sociale archaïque, se trouvaient au contraire tout un ensemble de méthodes pour ne pas faciliter la domination étatique. Pendant des milliers d’années, la majorité de l’humanité a refusé d’être comptabilisée, recensée, taxée, conscrite, parquée dans des villes soumises à des catastrophes et des épidémies. Aveugler l’État en brouillant les données était la garantie d’autonomie, de bien-être de ces peuples non pas « sans État », mais « contre l’État ».

Érudit

Anarchiste revendiqué et érudit, James C. Scott poursuit cette intuition dans son livre L’œil de l’État : moderniser, uniformiser, détruire (1998, La Découverte, 2022 pour la traduction française). Les projets de ce qu’il appelle « le haut-modernisme », de la politique de villagisation en Tanzanie à la collectivisation des terres en URSS en passant par la construction de Brasilia, sont opposés à la « metis », du nom de la déesse grecque de la ruse. Là où la centralisation rigide de l’État est limitée dans son essence même et peut conduire à des drames, les formes d’organisations souples ont la capacité de mieux s’adapter aux crises. Lui-même ancien agent de la CIA infiltré dans les réseaux étudiants dans les années 1960, comme de nombreux autres aspirants anthropologues et sociologues, Scott a expérimenté le fait d’être un collecteur d’informations pour l’État. Alors que la collecte d’informations et son traitement deviennent des sujets chaque jour plus importants, les travaux de Scott permettent de mesurer à quel point vouloir le bonheur d’autrui malgré ou contre lui est excessivement risqué.

Lire James C. Scott, c’est aussi mieux prendre conscience que l’espoir n’est pas mort. La domination de l’homme par l’homme n’est pas une fatalité inscrite dans nos gênes mais le résultat d’un processus historique. Est-il réversible ? Dans un entretien au média AOC, il déclarait qu’il était nécessaire de démocratiser l’État pour faire face aux crises qui approchent : « Notre rôle, affirmait-il, c’est d’essayer de domestiquer l’État, de l’apprivoiser ».

NB : Plusieurs autres ouvrages de James C. Scott ont été traduits en français : La domination et les arts de la résistance (Amsterdam, 2009), Zomia ou l’art de ne pas être gouverné (Seuil, 2013) et Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États (La Découverte, 2019) et Petit éloge de l’anarchisme (Lux, 2019)

Malik Henni