Je travaille pour les vivants, donc pour les morts

publié le 24/05/2024

Pour qui travaillent les reporters? Cette semaine, Allan Kaval, Prix Albert Londres

Allan Kaval- D.R

Voir s’accumuler les ruines et prévenir ceux qui cheminent au-devant d’elles. Pendant quelques années, j’ai appris mon travail dans des mondes modelés seulement par les effets de la violence sur la matière humaine. Pour persévérer dans son être, la vie des hommes et des femmes devait échapper à la violence des uns, se protéger par la violence des autres. Ou même l’exercer.

Jamais je n’ai témoigné de guerres entre États. Quand j’ai tenté de le faire, une fois, j’ai failli en mourir. La guerre que je connais est un champ de force où capitales, milices, partis, individus gravitent les uns autour des autres, entrent en collision, laissant dans leur passage les ruines du monde humain.

J’ai voulu la raconter non pas comme un phénomène militaire mais comme un état social. J’ai voulu raconter le moment où les lois ordinaires de la physique humaine basculent, par la force des armes, dans une autre dimension.

L’autorité qui s’appliquait hier à tous disparaît. Votre voisin règne désormais sur le quartier. Votre fille porte un uniforme pour sortir en ville car c’est désormais la mode. L’éclairage public ne fonctionne plus. Les décisions des nouveaux chefs sont arbitraires. Une rue du quartier est maintenant barrée par des miliciens.

La géographie du pays n’est plus la même. Quand des lignes de front sont tracées perpendiculairement aux rails, les gares ne servent plus à rien puisque les trains ne mènent nulle part, et que les villes, dominées par des autorités rivales, s’éloignent les unes des autres.

Le jardin public est couvert de feuilles mortes, et il faut sourire bien grand à cet ancien camarade de classe qui fait maintenant la police.

Et puis, j’ai voulu raconter que les villes meurent aussi. Les rues, les souvenirs qu’on y accroche, les itinéraires quotidiens que l’on prend pour aller au travail ou aller chercher les petits à l’école peuvent disparaître dans un amalgame de gravats, de chair humaine et d’œufs de mouche. Après les sièges, après le passage des bombes lancées du ciel, des obus tirés dans le confort de l’arrière, l’odeur de Rakka après la bataille s’est coulée dans mon ventre pour se mêler à celle qu’y avait laissé la vieille ville de Mossoul.

Je ne sais pas pour qui travaille le journaliste, mais j’exerce le métier de journaliste et je sais pour qui je travaille. Je travaille d’abord pour ceux qui croient vivre en paix.

J’ai voulu travailler à ce qu’ils sachent que la paix n’est qu’une fine pellicule opaque derrière laquelle l’état de guerre attend, prêt à bouleverser un ordre du monde qui ne tient qu’à l’illusion du droit. La guerre sur laquelle je travaillais, et que je travaillais à raconter, était tout simplement l’injustice toujours à l’affût, toujours prête à déchirer le tissu des jours ordinaires quand on la croit contenue.

J’ai aussi travaillé pour qu’ils comprennent que cette fine pellicule opaque est aussi poreuse.

J’ai travaillé pour qu’ils sachent que le monde de la guerre que je fréquentais un peu pour leur compte n’avait en fait pas de frontière connue avec le leur. J’ai écrit pour ceux qui croyaient encore à l’ailleurs et pour les détromper. Lorsque j’écrivais, souvent loin du métal des balles et des bombes, sur des sociétés en guerre, j’avais à cœur de montrer qu’elles n’étaient pas séparées des nôtres.

L’instant où un exilé de Côte d’Ivoire qui, des semaines plus tôt, a transité par la Libye et qui ne sent plus ses pieds dans la nuit glacée, après avoir traversé la montagne et la frontière française, est un instant de guerre. La généalogie de cet instant passe par une route déterminée par des guerres, filles de guerres plus anciennes qui aboutissent après des siècles au contact brûlant de la neige avec la peau de cet homme car le froid qu’il ressent cette nuit-là a une histoire politique.

J’ai travaillé pour ceux qui ne pouvaient pas le savoir, j’ai voulu les prévenir que la guerre s’infiltrait dans les interstices de leur monde. Tout reportage au fond est un reportage de guerre.

Quand j’ai écrit sur les prisons syriennes, des oubliettes où on avait jeté la dernière matière humaine survivante de l’État islamique, je travaillais pour prévenir ceux qui me liraient en Europe que le territoire de l’Occident vainqueur, le leur, s’étendait au-delà des frontières de leurs foyers jusque dans le corps de ces hommes mourants. Je voulais les prévenir que la prison, lieu du non-droit, comme la frontière, comme les ruines des villes que nous avions rasées nous avaient emportés tout entier dans une faille percée entre les mondes. J’ai travaillé pour ceux que je voulais prévenir pour leur dire que l’illusion de l’ordre allait se dissiper et que le chaos avait déjà tout recouvert. J’ai travaillé pour ceux qui ignoraient encore qu’ils étaient dans la prison et que la prison était déjà en eux.

J’ai voulu raconter que le chaos, le non-droit, la guerre, la violence en somme, ne connaissaient pas de limite géographique. J’ai voulu montrer qu’elle n’avait pas non plus de limite dans le temps, avertir que les guerres ne finiraient pas tant qu’il y aura une mémoire humaine.

J’ai travaillé pour les vivants, pour leur dire que les morts sont nos contemporains.

Un jour, et à cette fin, j’ai raconté une histoire lettone.

L’empire qui avait dominé le pays s’était lancé l’hiver précédent dans une guerre conquête justifiée au nom d’une guerre plus ancienne, une guerre que les grands-pères des hommes que j’avais rencontrés avaient parfois faite dans des camps opposés. Obsédés par les souvenirs qu’ils avaient reçus d’eux, puisque les souvenirs, c’est connu, sautent une génération, ces hommes s’étaient mis à fouiller la terre. Ils y cherchaient les traces de la guerre dont la mémoire les avait accompagnés vers l’âge d’homme.

Ils fouillaient le monde souterrain, là où le passé demeure pour y trouver le métal de cette guerre-là. Des boucles de ceinture. Des insignes. Des obus. Mais en cherchant le métal, ils sont tombés sur de la matière humaine, des os mêlés comme le métal à la terre pour laquelle leurs grands-pères et bien d’autres avaient fait la guerre.

Puis, tous les ans, ils ont continué à chercher, à creuser, à déterrer, à séparer les traces des hommes au sol où on les avait oubliés. Tous les ans, les hommes qui creusent recommençaient. Ils sont devenus célèbres.

J’étais avec ces hommes le jour où ils ont ouvert une fosse commune, au fond dans une forêt. Au début de l’occupation allemande des pays baltes, des miliciens ivres y avaient abattu hommes, femmes, enfants juifs. Pour s’épargner des efforts inutiles, ils les avaient abattus dans une tranchée toute prête datant de la guerre précédente. C’était une tranchée allemande du front de l’est. Il a suffi de la remplir de corps, de la recouvrir de terre pour en faire un charnier.

Les gens du village voisin ont prétendu oublier, mais un acharné de la mémoire a fini par retrouver les morts.

Il a appelé les hommes qui creusent.

Quand les hommes qui creusent ont ouvert la fosse commune, certains squelettes ne pouvaient pas être distingués les uns des autres. On avait trouvé un dentier, une chaussure de dame, et il y avait, affleurant de la terre si douce, légère et sableuse, un petit crâne d’enfant.

Au bord de la fosse, le fils d’un des hommes qui creusent, un petit garçon qui allait grandir dans une Europe en guerre, regardait ce crâne, ni plus grand ni plus petit que le sien.

L’enfant mort et l’enfant vivant avaient le même âge.

J’ai alors compris. Le présent, que, journaliste, j’avais fait profession d’expliquer, n’était en réalité rien d’autre que la présence du passé.

Depuis, je sais que je travaille pour ceux qui croient encore aux frontières, ceux qui croient percevoir des frontières dans l’espace et aussi dans le temps.

Je travaille pour que le regard qu’ils portent sur le monde, le temps de la lecture d’un article, peut-être, s’en libère.

Je travaille pour les vivants, et je travaille donc pour les morts.