Jean-Félix de La Ville Baugé : « La France refuse toujours de regarder le génocide en face »

par Jean-Paul Mari |  publié le 05/04/2024

L’ex-humanitaire au Rwanda, avocat et écrivain (*), explique pourquoi, trente ans après, le génocide reste toujours un immense trou noir dans la mémoire française 

Jean-Félix de la Ville Baugé

LeJournal.info Dimanche : Comment avez-vous approché le génocide ?

Jean-Félix de La Ville Baugé : Je suis arrivé au Rwanda à l’été 1994 en mission pour Solidarité Internationale. Arrivé à la frontière du Burundi, on ne sait pas très bien ce qui se passe, hors que le FPR a gagné et que le pays continue à se vider de ses habitants. Il ne reste plus beaucoup de Tutsis. Quant aux Hutus, ils partent vers le Congo. Nous sommes arrivés à Gikongoro, tristement célèbre comme un lieu de grand massacre, pour nous occuper d’un immense camp de réfugiés. Où je suis resté deux mois.

Que reste-t-il du génocide aujourd’hui ?

Ah… c’est une très bonne question et, à la seconde où vous me la posez, la réponse, très choquante, qui me vient est …rien !

Rien ?

Oui, parce que lors de la publication de mon roman sur le Rwanda, j’ai été submergé de lettres me disant toutes : « Nous, on ne sait rien sur le génocide rwandais, c’est mystérieux, incompréhensible et, de fait, on l’oublie. » Cela m’a beaucoup frappé, de la part des 40-60 ans qui auraient pu avoir des souvenirs. Et chez les 10-20-30 ans qui, tout simplement, ne savaient pas. Au mieux en avaient-ils entendu parler. Alors quand je vous dis « rien », ce n’est en aucun cas de la provocation, mais avec une grande tristesse. Et j’ai été très surpris d’apprendre que le Rwanda est pourtant au programme de classe terminale.

« Quand je cherche à évaluer la perception de la tragédie rwandaise dans l’opinion, par la population… elle me paraît extrêmement faible, notamment parmi les jeunes. »

« Rien », parce que trente ans constituent un délai d’amnésie collective ?

En Russie, les purges staliniennes ou la famine en Ukraine échappent à la mémoire collective. Au Cambodge, où j’ai vécu, vingt-cinq après, le génocide des Khmers rouges n’existe pas, sauf exception. Pas dans l’inconscient certes, mais rien dans les journaux, la littérature, les conversations. Et quand je vois arriver cette date du 4 avril, jour la déclaration à la Radio Mille Collines d’un présentateur qui annonce pour le lendemain une « petite surprise » –  en clair, l’attentat contre l’avion du président rwandais Habyarimana – et premier jour du déclenchement du génocide, je me demande ce qui s’est passé pendant 30 ans. Il y a eu des livres, éblouissants, de journalistes et romanciers, des rapports d’historiens, mais quand je cherche à évaluer la perception de la tragédie rwandaise dans l’opinion, par la population… elle me paraît extrêmement faible, notamment parmi les jeunes.

Si le temps n’est pas un motif suffisant, alors pourquoi ?

D’abord, parce que nous sommes Français. La France a eu un rôle compliqué, trouble. Pour les uns, elle est complice du génocide ; pour d’autres, elle a fait ce qu’elle pouvait pour éviter le massacre, mais n’y est pas parvenu… Je suis avocat pénaliste, pas procureur, et j’ai rencontré beaucoup de gens formidables et très convaincants partisans de l’une ou de l’autre thèse, parfaitement contradictoires.

En tout cas, elle s’est aveuglée. Elle a décidé de s’aveugler. Et de ne pas rechercher ses responsabilités. Je l’ai compris en rencontrant longuement divers hauts responsables de l’époque et notamment des ministres qui avaient en charge l’affaire rwandaise dont François Léotard, alors ministre de la Défense, et j’ai compris que le travail de recherche sur la France et donc sur soi-même n’avait pas été fait. Que disaient-ils ? « On a tout bien fait… » Bien, je ne suis pas historien, ce n’est pas à moi de le dire, mais que, vingt, trente ans après, on refuse de se poser la question de savoir si on a « bien fait » et sur quel point… cela m’a choqué. Après deux heures de dialogue sur ce point, j’ai compris qu’il refusait de se poser la question à voix haute et se contentait de renvoyer vers la présidence. C’est un peu court.

A mon niveau, j’ai passé deux mois dans un camp de « réfugiés » à distribuer de l’aide alimentaire, des sacs de haricots. Et j’ai mis moi-même dix ans à réaliser que ces réfugiés ne pouvaient être que des Hutus. Tous les Tutsis étaient morts ou en fuite. Et en examinant les photos prises ensemble, tout sourire, j’ai finalement compris que ces réfugiés étaient… les tueurs du génocide. Donc, j’ai aidé les bourreaux et leurs familles. Mon cas n’a pas grande importance, mais je peux comprendre que les ministres, les officiers, généraux, à l’époque, [ Juppé, Védrine, Lanxade, Kouchner, Lafourcade] mettent du temps à se poser la question. Et quand j’ai parlé avec certains ministres et responsables militaires, je me suis rendu compte qu’ils étaient comme moi : ils voulaient croire qu’ils avaient été de bons généraux, de bons capitaines, ils voulaient croire qu’ils avaient fait le bien.

En revanche, ce qui choque est, trente ans plus tard, qu’ils continuent à refuser de se poser la question. Et dans le livre de Laurent Larcher (« Rwanda, ils parlent »), la conclusion de l’ouvrage est ahurissante, tous persistent à dire : « On a tout bien fait ». On-a-tout-bien-fait ! Ils refusent toujours de se demander s’ils ont vraiment tout bien fait. Voilà, pour moi, où est la faute.

Face à l’aspect écrasant du génocide, on est donc incapable de se regarder en face ?

Exactement. Nous sommes un pays, une république Liberté-Égalité-Fraternité, un pays qui a eu des colonies africaines et qui n’en a plus, une certaine influence dans la zone, une politique africaine, que je n’ai pas à critiquer, un pays qui soutient le gouvernement d’un pays africain… or, tout d’un coup, ce pays devient fou et se lance dans un génocide. Et il y a des dirigeants politiques, dont François Mitterrand et son entourage qui continue à soutenir ce régime, envoie des armes, pousse à réduire les forces de l’ONU sur le terrain, confère les mémoires du général Roméo Dallaire, chef des forces de l’ONU à Kigali. Et quand le génocide apparaît dans toute son horreur et qu’on est un ancien haut responsable politique ou militaire, devenu un grand-père respectable, on n’a pas du tout envie de se dire qu’on a… fauté !

Le reconnaître, c’est accepter de porter le fardeau ? Et il est bien trop lourd…

Oui. D’autant que nous avons – ce qui nous différencie des animaux – une incroyable capacité à nous mentir à nous-mêmes. Et, quand on commet une mauvaise action, de se dire immédiatement qu’on y était forcé et que ce n’est pas si grave. Or, le Rwanda, rappelons-le, c’est 100 jours, 800 000 morts, à la machette, à l’arme blanche bien plus efficace, en fréquence de meurtres, que les chambres à gaz sophistiquées des camps nazis. Et des gens qui – et cela rend fou – se connaissaient et finissaient leur travail chaque jour pour rentrer à la maison caresser la tête de leurs enfants;

C’est la « Zone d’intérêt » au quotidien ?

Exactement ! Et face à cette horreur, qui rend fou, beaucoup de responsables, plutôt que d’accepter une part de responsabilité dans cette chose, préfèrent se dire « on a tout bien fait ». Et puis – aussi et surtout – on m’a fait remarquer que nous avons ratifié la Convention sur le Tribunal International et, qu’à la seconde où un responsable français reconnaitrait une quelconque responsabilité importante, ce responsable, et donc la France, pourrait donc être poursuivi pour complicité. Personne n’a envie de se retrouver dans le box des accusés du Tribunal de la Haye. Et je crois donc que rien ne se passera tant que toutes les personnes concernées… seront vivantes.

Le président Macron aurait eu l’intention de déclarer que « la France aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains », mais « n’en a pas eu la volonté » (1)

Oui, « aurait pu », vu sa puissance face essentiellement à des tueurs armés de machettes. Oui, « avec ses alliés », dont l’Amérique, figée par son expérience somalienne, et l’Afrique, occupée par l’élection de Mandela, et le conseil de sécurité de l’ONU où se trouvaient la France et le Rwanda, alors comme membre non permanent. Oui, « n’en a pas eu la volonté » parce qu’elle n’a pas voulu voir que ce n’était pas des massacres inter-ethniques, mais en réalité, ce que lui répétaient les ONG à l’Élysée : un génocide.

D’autant qu’il y a eu cette phrase terrible que François Mitterrand aurait tenue à ses proches : « dans ces pays-là, un génocide, c’est pas trop important ».

Quelles sont les conséquences de ce trou noir dans notre mémoire collective ?

Elles sont dramatiques. C’est en connaissant nos trous noirs qu’on peut les traiter. Surtout un trou noir d’une telle ampleur et auquel peut-être on a été mêlé. On n’a pas envie de se pencher sur nos travers, nos failles, nos fautes. On ne veut toujours pas voir aujourd’hui. Et quand on ne veut pas voir la violence, cela finit toujours par ressurgir. En un mot, ne pas vouloir voir le génocide rwandais, c’est permettre d’autres génocides.

(1) Finalement,  il n’en a rien été : aucune phrase n’a été prononcée en ce sens dans la vidéo présidentielle diffusée dimanche. Plus qu’un rétropédalage, il semble que l’erreur soit à imputer au service de communication présidentiel.

Propos recueillis par Jean-Paul Mari

(*) Jean-Félix de La Ville Baugé. Humanitaire, avocat pénal, journaliste, romancier. Missions au Rwanda, Darfour, Cambodge, Tchétchénie ( pour Solidarité Internationale et MSF)- Directeur pendant neuf ans du Courrier de Moscou. Dernier ouvrage, sur le Rwanda  : « Magnifique » Éditions Télémaque- Septembre 2023- 240 pages.

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