Jean-François Kahn : « La gauche mérite de mourir »

publié le 10/05/2024

Le fondateur de Marianne publie un livre impitoyable avec la gauche (*). Laurent Joffrin lui donne la réplique.

Jean-François Kahn à Saint-Malo, Bretagne

Laurent JoffrinVous dites non seulement que la gauche est morte, mais aussi qu’elle le mérite. Qu’est-ce qui justifie un diagnostic aussi sévère ?

Jean-François Kahn – Quand on meurt, on le mérite toujours. En tout cas, c’est vrai des courants politiques. Les chiffres sont là : si l’on cumule aujourd’hui les voix de l’ensemble des forces de gauche, on arrive à peine à 31 ou 32 %. Or, même dans les pires moments, même lors des pires défaites électorales de la gauche, elle n’a jamais été aussi bas. Mais le chiffre qui interpelle le plus, c’est 40 %. C’est-à-dire le total des voix promises aux extrêmes-droites, dont 7 % sont plus à droite que le Rassemblement national. Cela n’est jamais arrivé en France, cela n’est le cas nulle part en Europe. Or quel est le courant politique qui fait de la lutte contre l’extrême-droite sa spécialité, sa marque, et même son monopole, sinon la gauche ? Résultat : c’est un désastre absolu. Et on ne s’interroge pas !

LJ – Certains, comme nous, ne cessent de s’interroger.

JFK – Eh bien vous n’êtes pas nombreux ! Alors que l’auto-interrogation devrait être obsessionnelle. Quelle erreur avons-nous commise ? Comment en sommes-nous arrivés là ? On ne corrige pas. On continue avec les mêmes mots, les mêmes expressions, les mêmes arguments éculés, les mêmes andouilleries. Aucune remise en cause radicale de la stratégie qui a débouché sur cette catastrophe. Combien de temps va-t-on continuer à réciter les mêmes lieux communs, par exemple sur la question de l’immigration, sur celle de la sécurité ? Combien de temps va-t-on dire : on ne peut pas en parler, ça fait le jeu de l’extrême-droite ? Alors que c’est peut-être le fait de ne pas en parler, justement, qui fait son jeu. C’est un état de mort cérébrale.

LJ – Vous êtes trop péremptoire. D’abord la gauche continue d’exister en vertu de son héritage, sur lequel elle peut s’appuyer. Dans l’Histoire, les institutions qui ont amélioré le sort des gens, établi un régime de liberté, réduit la dureté du monde économique, ont été créées pour la plupart par des acteurs qui se situaient à gauche de l’échiquier politique : qu’il s’agisse des Droits de l’Homme, de la souveraineté populaire, de l’égalité civile, du suffrage universel, d’une justice plus humaine, de la séparation des pouvoirs, de l’abolition de l’esclavage, de la protection sociale, d’une politique économique visant à maîtriser les forces du marché, du RSA, de la diminution du temps de travail, des congés payés, des accords de branche et des comités d’entreprise, toutes ces conquêtes forment un patrimoine et une culture qui existent toujours aujourd’hui. Les Français y sont en majorité attachés, c’est-à-dire qu’ils veulent, même s’ils ne s’en rendent pas toujours compte, préserver les acquis de la gauche. La société française a été en grande partie modelée par la gauche. Autrement dit, sa disparition supposée, en tout cas, n’est pas celle de son héritage. Exemple : la France n’est plus de gauche, mais elle rend un hommage unanime à Robert Badinter ou à Jacques Delors. Paradoxal…

JFK – C’est un héritage incontestable. S’agissant des acquis, je suis totalement d’accord avec ce que vous venez de dire. La gauche a apporté l’essentiel des progrès de civilisation que vous venez de citer, en termes démocratiques, sociaux, économiques. Mais voilà le paradoxe : on n’a jamais autant eu besoin d’une force qui remplirait la fonction qui a été celle de la gauche pendant deux siècles. Or elle n’est plus qu’un trou. Plus exactement en plusieurs trous qui ont fait gruyère. Pendant très longtemps, qu’a dit la gauche française ? Elle surfait avec succès sur la dénonciation du danger fasciste, alors qu’il n’y avait pas de danger fasciste, elle dénonçait la montée de l’antisémitisme alors qu’il n’y avait pas de montée de l’antisémitisme, sur le creusement des inégalités, alors que les inégalités avaient tendance à se réduire, en partie grâce à la gauche, d’ailleurs, sur la déferlante de l’ultra-libéralisme, alors qu’on avait un taux de dépenses publiques de plus de 50 % du PIB. Mais aujourd’hui, c’est devenu vrai ! Ces dangers sont là : le fascisme, l’ultra-libéralisme, la montée des inégalités. Et c’est maintenant qu’il n’y a plus de gauche !

LJ – Je voudrais souligner un deuxième élément. Vous parlez de la gauche française. Mais si on élargit le point de vue et qu’on regarde la situation globale de la gauche dans les grandes démocraties, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’a pas disparu, loin de là. Ce sont des forces situées à gauche, dans leur pays en tout cas, qui gouvernent l’Allemagne, l’Espagne, les États-Unis, le Canada et plusieurs pays d’Amérique Latine, ou bien qui forment la principale opposition, comme en Grande-Bretagne, au Portugal ou en Grèce. Ce qui veut dire que sa disparition n’est ni fatale, ni programmée et encore moins effective. Il est vrai qu’en France elle est particulièrement faible en comparaison avec ce qu’elle a été. Mais n’est-ce pas dû au fait qu’elle a connu dans l’histoire de notre pays une évolution sinusoïdale ? Ou bien, pour reprendre votre vocabulaire, qu’elle est morte plusieurs fois avant de ressusciter ? Reprenons l’Histoire. Elle est morte quand Napoléon III a pris le pouvoir. Elle est revenue avec le succès des grands leaders républicains après la chute de l’Empire. Elle est morte en 1914 avec l’Union sacrée contre l’Allemagne. Elle est revenue après la guerre avec le redressement de la SFIO et l’alliance avec les radicaux et les communistes, qui a abouti au Front Populaire. Elle est morte encore en 1940 avec le vote des pleins pouvoirs à Pétain par la Chambre de Front populaire, pour renaître en 1944 après le combat de la Résistance et de la France libre avec l’application du programme du Conseil National de la Résistance, l’un des plus à gauche de l’Histoire. Elle est morte avec la trahison de la SFIO dirigée par Guy Mollet pendant la guerre d’Algérie, mais elle a été sauvée par des socialistes dissidents qui ont fondé le PSA puis le PSU, pour se refonder au Congrès d’Épinay dans le sillage de François Mitterrand. Or si sa situation est aujourd’hui difficile, elle n’a certainement pas le degré de gravité qui a été atteint à chacune des étapes que je viens de citer. Elle a donc les moyens de renaître plus vite.

JFK – Oui, mais ce qui est nouveau, c’est qu’elle a effectivement disparu dans plusieurs grands pays où elle jouait un rôle important. Elle a disparu en Israël, au Japon, en Pologne, en Hongrie. En Pologne, l’extrême-droite vient d’être battue, grande victoire pour la démocratie, mais c’est par le centre-droit. La gauche a été marginalisée. Ce qui prouve qu’elle peut disparaître. Je dois ensuite clarifier une chose : je ne souhaite pas sa disparition. C’est le contraire. Je dis qu’elle doit se réinventer. J’insiste sur le mot : elle doit se réinventer. Il faut retrouver une force politique qui reprenne à son compte le rôle historique qu’elle a joué. Mais pour y parvenir, il faut que la gauche actuelle, qui a failli, disparaisse. Il faut reconstruire sur neuf sur ces ruines et non relever un vieux bâtiment qui a fait son temps.

Avec une petite question : c’est le mot gauche. Est-il adéquat ? C’est tout de même un problème quand une famille idéologique aussi importante et nécessaire ne se définit plus par le « quoi ? », mais par le « où ? ». L’important n’est plus ce qu’elle dit, mais d’où elle le dit. C’est d’une pauvreté incroyable que de se définir uniquement par une position sur l’éventail politique et non par un projet. Après les 6 % de Benoît Hamon, un Waterloo électoral, alors que la gauche contrôlait tout et même un temple, le Sénat, qu’elle avait donc le plus d’argent, les 6 % de Benoît Hamon auraient dû l’inciter à s’autocritiquer sans ménagement. Or rien. Pas le début d’une introspection, au contraire, on continue comme avant, avec les mêmes mots, la même dialectique, les mêmes arguments. Elle aurait dû, par exemple, s’interroger sur la qualification de Parti socialiste. Qu’entend-on par là ? Vous connaissez un seul socialiste qui veut effectivement réaliser le socialisme ? Elle dit : « nous défendons la cause du peuple ». Mais c’est quoi, le peuple ? Aujourd’hui, une grande partie du peuple vote pour l’extrême-droite. Il vote Marine Le Pen. Un seul exemple : sur la réforme des retraites, la gauche explique que puisque 60 % des Français sont contre, il est antidémocratique de l’appliquer. Mais la loi sur l’immigration, le peuple approuve la réforme à 75 %. Mais soudain la gauche non seulement est contre, comme moi, mais juge que le peuple qu’elle sacralisa la veille est devenu sale ! Or si le peuple a raison, pourquoi cette contradiction flagrante ? Où se situe l’antagonisme principal ? Le logiciel de la lutte des classes ne marche plus. Aujourd’hui, les classes populaires votent RN et ce sont les petits et moyens bourgeois qui votent à gauche.

Il faut aussi s’interroger sur le rapport de la gauche à la réalité. J’entends madame Manon Aubry, de la France insoumise, dire que les lois sur l’immigration – je précise que j’étais contre – sont pires que les lois antisémites de Vichy, je me pince. Quand j’entends Mélenchon dire que les économies prévues par le gouvernement – dix milliards – sont la plus grande régression sociale depuis un siècle, pire que Laval et Pétain, les mots n’ont plus de sens. On se meut hors de toute réalité. Lors de la grande manifestation prévue contre les lois sur l’immigration, des centaines d’organisations ont appelé à manifester : il n’y avait personne, ou presque. Pourquoi ? On s’interroge ? Non on tourne la page. Il y a un problème avec le mot socialisme : qu’entend-on par là ? Le socialisme réel ? Celui des pays d’Est ? Ou bien autre chose ? Mais quoi ?

LJ – Sur le manque de réflexion, sur la stérilité des programmes, c’est souvent vrai. Sur les outrances de la gauche radicale, je suis d’accord. Mais je réponds sur le mot socialisme : il y a confusion. Depuis plus d’un siècle, il y a en fait deux socialismes. D’un côté, celui de la branche révolutionnaire du mouvement ouvrier, celui de Lénine, du Parti communiste, qui a conduit à l’une des plus grandes catastrophes humaines du siècle, sous Staline et Mao, puis qui s’est effondré sur lui-même. Ce socialisme-là a disparu. Il survit plus ou moins en Corée du Nord et à Cuba, ou au Viêtnam. C’est tout. Et puis il y a le socialisme que proposait la branche réformiste, le seul qui ait survécu, au fond. Ce n’est pas du tout le même, on le sait bien. Le socialisme de Blum ou de Mitterrand respectait les libertés fondamentales et cherchait à les étendre, il acceptait la réalité de l’économie de marché tout en essayant de la réformer. Ce socialisme-là, c’est en fait la social-démocratie, c’est-à-dire un système d’économie mixte avec une forte redistribution et une extension continue des droits des travailleurs, qu’on améliore par étapes successives. Quand on critique la gauche, on fait souvent la confusion. C’est plus commode de critiquer la gauche révolutionnaire, ou radicale, alors on fait l’amalgame. Mais cela ne correspond pas à la réalité. La plupart des grandes avancées sociales en Europe ont été le fait de cette social-démocratie dont on se moque sans cesse. On fait l’amalgame pour éviter de dire qu’on est contre les grandes réformes sociales passées ou à venir, en ne parlant que des errements ou des absurdités de la gauche radicale. C’est plus facile, évidemment. Mais ce qui compte, c’est le sort de la gauche réformiste : peut-elle revenir, peut-elle se réinventer ? Sur ce point, je voudrais nuancer vos propos. L’absence de réflexion n’est pas totale. Au sein du mouvement socialiste et autour, certains réfléchissent et tentent de formuler un projet neuf. Il n’est pas différent en termes de valeurs, pour la bonne raison que les valeurs les plus classiques de la gauche sont toujours d’actualité : une société plus libre et plus juste, une mutation écologique qui se soucie en priorité du sort des classes populaires, une évolution des mœurs, une lutte contre les discriminations, tout cela est plus que jamais nécessaire. Je suis en revanche d’accord sur deux points : il y a un impensé dans le domaine migratoire et dans celui de la sécurité. Il est probable que c’est sur ces deux thèmes que la gauche a perdu une grande partie des classes populaires, auxquels il faut ajouter une confiance trop grande dans les vertus de la mondialisation. Mais là aussi, certains responsables, certains intellectuels, font évoluer les positions traditionnelles de la gauche. Il suffit d’observer la politique menée dans ces domaines par les maires de gauche des grandes villes, socialistes ou écologistes, pour voir que les conceptions ont changé, parfois radicalement.

JFK – Ceux-là sont dénoncés par le reste de la gauche comme des traîtres à la cause.

LJ – C’est le sort de la social-démocratie depuis l’origine, il ne faut pas s’en émouvoir. Quoi qu’elle fasse, elle est dénoncée comme traîtresse par la gauche radicale.

LJ – Ma thèse, c’est que les réformistes doivent dominer la gauche. En renouvelant leur programme, en inventant de nouvelles propositions et en tenant un langage neuf. Mais ils doivent dominer, faute de quoi c’est la droite qui gagne, ou l’extrême-droite. Si la fraction radicale est trop forte, la gauche perd. Je remarque d’ailleurs que ce sont toujours des coalitions ou des partis dominés par les réformistes qui parviennent au pouvoir. Blum en 1936, Mendès en 1954, Mitterrand en 1981 et 1988, Jospin en 1997, Hollande en 2012. La gauche radicale ? Jamais.

 JFK – Mais cette gauche réformiste doit aussi s’interroger sur la question de ses trahisons, de son image de traîtresse. On annonce une grève générale en cas de guerre. En 1914, la guerre arrive : c’est l’Union sacrée. On mène le combat antifasciste ; on approuve les accords de Munich, puis on vote les pleins pouvoirs à Pétain ; on laisse tomber l’Espagne républicaine ; on est élu pour faire la paix en Algérie, on intensifie la guerre, on intervient pour sauver les intérêts de la Compagnie du Canal de Suez, on fait voter Poher contre De Gaulle alors que Poher est plus à droite que de Gaulle, etc. Et on arrive à Hollande : mon ennemi, c’est la finance, et on ne fait rien contre la finance. Cela dit, pour Hollande, ce n’est pas vraiment une trahison. C’est l’autre aspect du même problème : on promet des choses dont on sait très bien qu’elles ne pourront pas se faire. Les socialistes signent le programme de la Nupes, qui comprend le retour de la retraite à 60 ans. Or ils savent très bien que c’est absurde, qu’ils ne pourront pas le faire. Ils disent qu’ils vont annuler toutes les lois sécuritaires ou les lois sur l’immigration passées par l’actuelle majorité. Ils ne le feront pas non plus, fort heureusement. Mais ils préparent le terrain à l’accusation de trahison.  Il faut donc s’interroger cette propension à la trahison.

LJ – Je suis d’accord pour dénoncer les trahisons, ou le double langage et il y a encore fort à faire dans ce domaine aujourd’hui. Mais à chaque fois, les socialistes se reprennent, se reconstruisent, avec Blum après la guerre de 14-18, avec les résistants socialistes sous Pétain, qui dominent ensuite le Conseil national de la Résistance et élaborent en grande partie son programme, avec les dissidents socialistes pendant la guerre d’Algérie, qu’on va retrouver derrière Mitterrand dans les années 1970, etc. Quant à la « trahison » de Hollande, elle est toute relative. Les mesures visant à réguler la finance ont été prises à l’échelle européenne et elles ont marché : il n’y a pas eu de crise financière depuis. Hollande a exécuté les deux tiers de son programme, avec beaucoup de réformes positives, ce qui n’est pas si mal et il a enclenché la baisse du chômage, qui était son objectif premier, mais trop tard, malheureusement pour qu’il puisse en bénéficier politiquement.

JFK – On retrouve ce goût de la rhétorique radicale dans la mémoire de la gauche. Il y a eu deux périodes fécondes, deux grands succès : l’œuvre des républicains entre 1880 et 1914, extraordinaire ; et, à un moindre degré, les réformes Mitterrand de 1981 à 1985. Qui en parle à gauche ? Personne ou presque. Les grands mythes, ce sont Robespierre, l’homme de la Terreur ; les journées de juin 1848, un massacre pour la gauche ; la Commune, un échec sanglant ; ou encore Mai 68, qui débouche sur la plus grande victoire électorale de la droite de toute l’histoire, etc.

LJ – Ce qui confirme ce que je dis. Les périodes positives, fécondes, sont celles où la gauche réformiste gouverne, nous sommes bien d’accord. C’est la seule issue possible : rééquilibrer la gauche en la renouvelant, puis assurer la prééminence des réformistes.  

JFK – À condition qu’ils fassent les réformes promises.

LJ – Juste.

JFK – Mais c’est un mythe, on ne ressuscite pas l’orléanisme. À ce degré de faillite, on ne se contente pas de changer quelques plumes, on réinvente radicalement ce qui doit remplir aujourd’hui la fonction de ce qui fut la gauche. Prenons l’exemple de l’Internationale, qu’on chante toujours. Vous pensez qu’il faudrait « du passé faire table rase ? », comme les maoïstes de la Révolution culturelle. La même Internationale proclame : « nous ne sommes rien, soyons tout », comme sous Staline. C’est-à-dire qu’à part soi, il ne devrait plus rien y avoir ?

(*) Jean-François Kahn – Ne m’appelez plus jamais gauche, L’Observatoire, 190 pages, 19 euros.