Jean-François Kahn : les mémoires de Cassandre
Le fondateur de Marianne et de l’Événement du jeudi revient sur son itinéraire journalistique et intellectuel. Où l’on découvre que ce polémiste imprévisible fut aussi un lanceur d’alerte plus lucide que ses détracteurs
Avait-il tort, Jean-François Kahn ? Sa verve polémique, ses convictions centristes, à l’époque minoritaires, sa manière, mi-populaire, mi-érudite, qui le rattache au monde intellectuel sans qu’il en épouse les postures, lui ont assigné une place à part dans le petit monde médiatique.
Les autres journaux, les universitaires, les sachants de tous poils, avaient tendance à le tenir pour un franc-tireur imprévisible, un sniper populiste tirant tous azimuts, oubliant qu’il pouvait aussi bien pondre un épais traité de métaphysique et animer une émission sur la chansonnette, commenter le dernier sondage et consacrer quelque six cents pages à deux ans de la vie de Victor Hugo, défendre le camembert au lait cru et disserter sur la théorie de la connaissance, truffer son journal de jeux de mots digne de l’almanach Vermot tout en publiant un programme de gouvernement complet et chiffré à la manière d’un candidat à la présidence de la République.
Somme toute, son « centrisme révolutionnaire », si souvent moqué, a fini par l’emporter avec Emmanuel Macron, même si le parcours du jeune président a rejeté très vite dans l’opposition celui qui avait théorisé depuis une ou deux décennies la possibilité de son avènement. Kahn le prophète rieur, meilleur public de ses propres plaisanteries, livre depuis deux ans le bilan de son itinéraire de journaliste vibrionnant, de créateur et directeur de journaux non conformistes, tels Les Nouvelles Littéraires, l’Événement du Jeudi ou Marianne, de débatteur inépuisable et de chantre infatigable de l’opérette, de la chanson populiste et de la cuisine au beurre.
La lecture de ces mémoires foisonnants ouvre une fenêtre précieuse sur un demi-siècle d’histoire française. Elle permet aussi, à tout citoyen progressiste, de pratiquer un retour sur soi : comment, en dépit de tant de combats, de tant de victoires et de tant d’épreuves, en est-on arrivé là, avec une extrême-droite menaçante, un centre-droit coupé des deux tiers de la société et une gauche enfermée dans le petit tiers de l’électorat ?
Ces erreurs, Jean-François Kahn en fait l’inventaire, sans s’exclure de la liste des responsables, mais – c’est de bonne guerre – en rappelant les avertissements par lui lancés dans l’Événement ou Marianne. On renvoie ici au livre, mais on peut en donner quelques échantillons :
- L’ode à la mondialisation, entonné à droite, mais aussi à gauche au tournant des années 2000, qui a laissé un boulevard au libre-échange, certes positif pour les pays du sud, mais qui a plongé dans le désespoir industriel des régions entières et diffusé dans la classe ouvrière un sentiment tragique d’insécurité économique et sociale. Alors qu’une vision moins naïve aurait conduit à mieux protéger, sans pour autant fermer les frontières, bien sûr, les industries les plus fragiles, qu’on se désespère aujourd’hui de ressusciter.
- Une vision manichéenne de l’immigration, qui transformait toute voix plaidant pour sa maîtrise en complice honni du lepénisme, donnant le sentiment à une fraction croissante des classes populaires que l’ouverture nécessaire du pays se faisait principalement sur leur dos.
- Une condescendance affichée pour la culture populaire, au nom d’un avant-gardisme ontologique, qui portait au pinacle les innovations les plus déconcertantes (ce qui peut se comprendre) mais rejetait dans les ténèbres extérieures les productions culturelles qui plaisaient le plus aux plus modestes, soudain frappés par le discours critique de ringardisme absolu.
- La quasi-unanimité des éditorialistes au moment du référendum sur le Traité constitutionnel européen, qui a frappé « d’archaïsme » et de « populisme » tous ceux qui voyaient dans l’Europe un projet trop libéral ou trop fédéral, ce qui a conduit au rejet du texte, lequel est revenu par la fenêtre, donnant le sentiment que le vote populaire était nul et non avenu.
- Une timidité bien-pensante à l’égard de l’islamisme, qu’on craignait de dénoncer pour ménager la minorité musulmane française, alors même que les musulmans sont les premières victimes dudit islamisme et que la laïcité est un pilier de la culture républicaine.
Bien sûr, Kahn, polémiste dans l’âme, en fait trop dans la dénonciation de la gauche, dont beaucoup de représentants avaient déjà vu les failles de cette pensée dominante coupée des classes populaires. Mais qui peut dire aujourd’hui que ces avertissements étaient tous erronés ?
Aussi bien, l’attitude des médias a moins pesé dans la montée des extrêmes que les contraintes bien réelles et concrètes imposées aux Français par un capitalisme financier impérieux et indifférent aux plus pauvres, ce que la gauche a cherché à limiter par ses réformes, dont Kahn passe l’importance sous silence.
Aujourd’hui, sur tous ces points, l’esprit public a évolué et beaucoup s’efforcent de corriger les erreurs passées. Ce qui tend à prouver que les imprécations de celui qui a pris le rôle de Cassandre du centrisme, étaient plus fondées que les réflexes d’une certaine élite progressiste.
D’où l’intérêt du livre, dont on peut contester certains réquisitoires, mais qui contraint la gauche républicaine à un utile examen de conscience.
Jean-François Kahn – Comment on en est arrivé là, Éditions de l’Observatoire, 504 pages, 26 euros.