Jean-Louis Bourlanges : « Bernard Cazeneuve demeure une valeur d’avenir »

par Valérie Lecasble |  publié le 04/10/2024

Très inquiet de la situation de la France, le sage du Modem souhaite que le Premier ministre réussisse. Et il plaide pour une alliance entre le centre et les socialistes.

Le député centriste du MoDem, Jean-Louis Bourlanges, lors d'une session à l'Assemblée nationale, axée sur la situation au Moyen-Orient due à la guerre israélo-Hamas, le 23 octobre 2023. (Photo de Bertrand GUAY / AFP)

Vous entretenez de bonnes relations avec Michel Barnier que vous connaissez depuis longtemps ?

Je connais Michel Barnier depuis cinquante ans. Nous étions ensemble dans le mouvement gaulliste des Jeunes pour le Progrès. Puis, nous avons soutenu l’ouverture sociale européenne, à la charnière de l’UDF et du gaullisme.

Nous sommes différents, lui est un homme de pouvoir qui a une très bonne compréhension de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas , moi je suis un électron libre et un esprit critique, sans doute un peu trop mégalomane pour être vraiment ambitieux. Il voit bien les choses quand il dit après De Gaulle, qu’il va falloir « faire beaucoup avec très peu ». Je souhaite qu’il réussisse, pour nous plus encore que pour lui .

La situation de la France est grave ?

Je n’avais jamais imaginé devoir vivre une telle dépression morale et politique.
Emmanuel Macron a commis une erreur stratégique et tactique évidente avec la dissolution. II aura du mal à reconquérir une vraie autorité, d’autant qu’il n’est pas renouvelable. Il reste que l’analyse qui l’a porté au pouvoir reste juste. Ce n’est pas lui qui a brisé la bipolarisation et mis fin au régime d’alternance entre la gauche et la droite. C’est la conquête de l’espace politique de la droite et de la gauche par des forces de rupture qui a rendu impraticable la bipolarisation. La seule façon d’éviter une crise sérieuse était alors la concentration, c’est-à-dire la réunion de la gauche et de la droite modérées sur les options fondamentales.

Mais aujourd’hui, cette stratégie ne fonctionne plus…

Ce qui unit les modérés des deux camps et les oppose au RN et à LFI reste très fort : c’est politiquement, la démocratie représentative, la laïcité et l’universalisme ; internationalement, l’Europe, la solidarité occidentale, la construction européenne, la préférence pour Kiev face à Moscou ; et aussi une économie sociale de marché fondée sur la liberté d’entreprendre, la concurrence loyale, la solidarité sociale et – mais là nous n’avons pas été bons – la sagesse budgétaire. L’immigration elle-même ne divise le bloc central que parce qu’on préfère les postures et les provocations à l’analyse et aux propositions sérieuses.

Tout cela nous oppose aux amis de Moscou, aux dévots des régimes autoritaires et à l’irresponsabilité économique et sociale des populistes des deux bords. D’où l’impression positive qui se dégage a contrario des premiers pas de Michel Barnier. Nous avons le sentiment de souffler un peu au milieu de tant de déchaînements politiciens parfaitement stériles .

Oui mais dans cette configuration, l’alliance centrale se réduit ?

Le bloc central pourrait théoriquement aller des Républicains aux socialistes non frondeurs, comme Raphaël Glucksmann ou François Hollande. Ce bloc a toujours été plus étroit. Il s’est de plus réduit dès 2022 et fait figure de peau de chagrin. Il y a deux ans, le Président de la République n’a pas réagi comme il fallait. Il aurait dû, comme Mitterrand en 1988, lâcher du lest et confier à un Premier ministre plus autonome le soin de sculpter une majorité au Palais-Bourbon, de bâtir un contrat de législature et de fabriquer un vrai gouvernement de coalition. Les populistes rassemblent plus de la moitié des électeurs et l’élection de Marine Le Pen avant trois ans est devenue l’hypothèse de base. C’est grave.

Comment s’en sort-on ?

Nous avons eu sous la Vème République deux majorités présidentielle et parlementaire du même bord. Puis une cohabitation entre des majorités présidentielle et législative opposées comme sous Mitterrand-Chirac et Chirac-Jospin qui a aussi fonctionné. Depuis 2002, nous sommes dans une situation nouvelle où ni le Président de la République ni l’opposition n’ont la majorité à l’Assemblée nationale. La bonne solution institutionnelle, c’eût été de mettre de l’huile dans les rouages en donnant plus d’autonomie au Premier ministre comme on aurait dû le faire depuis deux ans. Il était vain de demander après le 9 juin aux Français de faire soudain le contraire de ce qu’ils avaient fait aux législatives et aux européennes.

Sans les socialistes, le bloc central risque d’être trop étroit pour résister au RN

Pourquoi le bloc central réduit-il ?

Au-delà des questions institutionnelles, il y a des raisons de fond. J’en relèverai trois. La première est le développement tous azimuts d’un individualisme ravageur d’où ne sortent qu’angoisse, égoïsme, tentations autoritaires et subversives, bref le lot des deux extrêmes. La deuxième raison, c’ est le sentiment très fort d’une perte de contrôle et d’un déclin rapide du pays, de l’Europe et de l’Occident. Les Français sont envahis par les angoisses climatiques et migratoires et par l’idée que « le travail ne paie plus ». La progression du SMIC, par exemple, écrase les rémunérations et décourage de travailler plus pour gagner plus.

La troisième raison est enfin l’ampleur et la rapidité des bouleversements générés par les multiples révolutions technologiques. Celles-ci provoquent à la fois une rupture intergénérationnelle sans précédent et un isolement général croissant de populations simultanément coupées de leurs voisins, de leur avenir et de leur passé.

Comment résister ?

L’Europe et la France doivent se mettre en mesure de relever les défis existentiels qui nous sont lancés. Le rapport Draghi montre la voie mais il appelle une mobilisation en profondeur de nos sociétés. Le retour à l’espérance suppose un retour à l’effort. Y sommes-nous prêts ? Il faut être clair sur ce que nous défendons, combattre, par exemple, la cancel culture et le wokisme. Il faut rester fidèles à nos valeurs politiques qui sont remises en cause aux deux extrêmes. Dans sa déclaration inaugurale, le Premier ministre a donné à son discours une allure de dignité, de respect des institutions et des Français. C’est un premier pas.

Nous avons reçu Bernard Cazeneuve au Modem qui a porté un jugement sévère sur le personnel politique dans son ensemble et en particulier sur ses amis socialistes. Il a raison. Il faut arracher les socialistes à la tentation schizophrénique qui les conduit à la fois à maudire LFI, son leader, son programme et ses méthodes, et à rêver de l’union de la gauche. Sans les socialistes réformistes, le bloc central risque d’être trop étroit pour résister au RN.

Pour dissocier les socialistes de LFI mieux aurait valu nommer Bernard Cazeneuve que Michel Barnier ?

Je ne crois pas que la responsabilité de la non-nomination de Bernard Cazeneuve incombe à Emmanuel Macron. Les socialistes ne voulaient pas de lui. Olivier Faure a pris position avant même de l’avoir entendu. Je crains de ce fait que c’eût été mission impossible pour l’intéressé en dépit de ses grandes qualités. La mauvaise conscience des socialistes les aurait conduits à surenchérir en permanence dans le sens de l’irresponsabilité sociale. Ils ne se seraient pas pardonnés d’avoir rompu l’union de la gauche.

Il reste que Bernard Cazeneuve demeure une valeur d’avenir car la mauvaise conscience des socialistes pourra jouer demain en sa faveur après s’être mobilisée contre lui. Y compris du côté de François Hollande qui a eu l’inélégance de ne pas le soutenir au cours des dernières semaines. Aujourd’hui, les socialistes sont d’abord des égarés. Nous avons besoin de les voir revenir à la raison .

La proportionnelle, évoquée par Michel Barnier, pourrait tout arranger ?

Je reste favorable à la proportionnelle mais je mets en garde mes amis sur la portée d’une réforme du mode de scrutin, quelle qu’elle soit. Les problèmes politiques français ne sont pas solubles dans une réforme électorale. Ils sont ailleurs et la portée de cette innovation serait plutôt limitée. La libération de la droite Républicaine par rapport au RN est déjà faite depuis qu’elle s’est cassée en deux et que la plupart des non-ciottistes ont été élus avec le soutien du bloc central. Pour libérer les socialistes de LFI, la proportionnelle ne suffirait pas. Leur attachement à l’ Union de la gauche vient du cœur et du ventre .Ils sont à la fois sensibles au mythe de l’union et intéressés localement à la poursuite de leurs coalitions avec leurs trois autres partenaires dont LFI. Or, localement et régionalement, le scrutin restera majoritaire.

De plus l’idée d’imposer la réforme par un référendum d’initiative populaire, donc de mobiliser le pays sur un tel sujet me paraît peu raisonnable.

Propos recueillis par Valérie Lecasble

Valérie Lecasble

Editorialiste politique