Jean-Louis Ézine : concerts d’outre-tombe
L’ancien critique du Nouvel Observateur s’initie au violoncelle, qu’il emmène à la recherche de ses origines mystérieuses. Un bijou d’élégance et d’ironie.

Eugène Ionesco a écrit Les Chaises ; Jean-Louis Ézine, La Chaise, par modestie, sûrement. L’ancien critique du Nouvel Obs, du Masque et la Plume, et, on l’oublie trop souvent, de la revue Le Chasse-Marée, n’est jamais là où on l’attend. Par exemple, penché sur un violoncelle, instrument aussi noble que rebelle, qu’il a pris en main à l’âge peu raisonnable de 54 ans. Car c’est une chiennerie, ce truc …
Ézine s’interroge d’ailleurs lui-même sur cette soudaine inclination. « Je n’en ai pas une intelligence très précise, par le fait. C’est comme s’il vous fallait vous réadapter au monde, à des conventions inconnues, à des codes nouveaux, tout recommencer. C’est comme si vous entriez dans un corps étranger. Vous ne connaissez plus vos mains, vos bras, vos épaules. Même vos poumons doivent se plier à une autre manière de respirer. Vous ne vous asseyez plus de la même façon. J’y songe, le drôle dans cette histoire, c’est qu’au violoncelle, on apprend d’abord à s’asseoir. C’est la première chose qui vous est enseignée. Souvent le professeur annonce à l’élève qu’il lui faudra maîtriser deux instruments : le violoncelle en est une ; l’archet en est un autre. Sans vouloir compliquer le programme à l’envi, j’en compterais même trois. Car la chaise est un instrument à part entière. »
On comprendra assez vite que l’accès au violoncelle se double d’une quête généalogique tardive. En même temps qu’il plonge au-dessus du terrible instrument, Ézine part à la recherche de ses origines. Sa mère, une domestique vivant dans la honte de sa condition, s’est noyée dans un étang sans lui avoir révélé l’identité de son père. Mais en affaire de musique comme en affaire de famille, Ézine est du genre obstiné. Dans les deux cas, il va affronter, au sens littéral, l’inconnu : « C’est la vérité, il me suffit de regarder autour de moi. Je suis né de père inconnu, ma mère est née de père inconnu, mon père est né de père inconnu, et ainsi de suite, à perte de vue. J’allais dire à perte de vies. Mon arbre ne tient que par les femmes. »
A chaque fois qu’il découvre dans les archives de la Manche un nom qui le rapproche d’une tombe, d’une rue, d’une église ou d’une maison où un ancêtre s’est manifesté, Ézine embarque son violoncelle pour lui faire un petit salut. Ses « concerts d’outre-tombe », le mèneront, entre autres, à Villers-Bocage, rue Jean-Caby, « résistant fusillé à la prison de Caen le 6 juin 1944 » en l’honneur duquel il joue l’Ave Maria de Schubert ; sur les fonts baptismaux de l’église de Sainteny où il donne une bourrée de Bach ; ou dans l’église de Méautis pour une Gymnopédie d’Erik Satie.
Pour sa mère, noyée dans l’étang d’Agneaux, en Normandie, Jean-Louis avait prévu de jouer Le Cygne de Camille Saint-Saëns. Il fiche la pique de son violoncelle dans l’eau, prend son inspiration, joue trois notes, et là, clac !, sa corde de la explose. « Je suis resté longtemps sans bouger, interdit et stupide, cherchant des yeux mon la dans l’eau. » Dans le tourbillon de ces vies, la plume d’Ézine brille, émouvante, chatoyante et drôle. Un enchantement.
JEAN-LOUIS EZINE – La chaise – Collection Blanche – Gallimard – 208 pages – 20€