Jean-Pierre Elkabbach : les virages d’un virtuose

publié le 04/10/2023

Prince des interviewers, caressant et colérique, le journaliste mêlait impertinence au micro et ductilité politique dans les méandres d’une longue carrière

Le journaliste français Jean-Pierre Elkabbach, ici sur Europe 1 le 16 septembre 1982, est décédé le 3 octobre 2023 à l'âge de 86 ans - Photo PATRICK KOVARIK / AFP

C’était à la fin des années 1980, Jean-Pierre Elkabbach animait le « Club de la Presse » d’Europe1, le rendez-vous incontournable de la vie médiatico-politique. Il avait convié à son micro le jeune directeur de l’Obs (aujourd’hui directeur du Journal.info), encore novice dans l’exercice radiophonique. Pédagogue, il l’avait placé à sa gauche pour lui faciliter la tâche. Aussi, plusieurs fois en, cours de débat, il l’avait gratifié d’un coup de coude : « À toi ! », « Vas-y ! », « C’est le moment ! » pour susciter la question qu’il attendait.

Spectacle dans le spectacle : Elkabbach dirigeait les débats de la voix, un peu rauque, et du surtout geste, fébrile et décidé, à la manière d’un chef d’orchestre qui connaît à fond la partition, mais qui imprime les nuances, décèle les baisses de tension, déclenche les cymbales, lance les cuivres et admoneste les violons, intimant le silence aux bavards et pointant du doigt celui qui devait faire sonner la trompette.

Tel était son talent, celui de l’interviewer qui écoute autant qu’il ne parle, joue des nuances, provoque l’interlocuteur, détecte la moindre faille dans laquelle il s’engouffre aussitôt. D’où son insigne notoriété, émaillée des passes d’armes que tous ont soulignées depuis hier, contre Marchais, Le Pen et bien d’autres, avec cette acmé historico-humaine, quand il cuisine sans ménagements un Mitterrand parcheminé et pugnace, désireux de purger enfin son passé vichyste et sa vision de l’Occupation, entre pétainisme et résistance.

Puis il y a l’autre face du personnage, pied-noir chaleureux pétri d’ambition, caressant et colérique, ductile et manœuvrier dans sa vie professionnelle, trempée de revers, tombé et ressuscité, caméléon politique avec un fond de droite libérale persistant, corrigé par une curiosité insatiable et une sensibilité fine à l’air du temps.

Il appelait de temps en temps le même directeur de l’Obs d’un ton pressant : « Je reçois Tartempion, ce sera un événement radiophonique, fais-moi une brève dans les pages d’échos », toujours déçu du résultat, en général inexistant, mais jamais découragé dans ses demandes. Une autre fois, toujours au même, il recommande avec insistance un roman « formidable » à traiter d’urgence dans l’Obs. La démarche manque d’aboutir, jusqu’à ce que le directeur s’aperçoive que la romancière ainsi mise en avant était en fait l’épouse de Jean-Pïerre.

Gréviste sanctionné en mai 1968, il avait appris à survivre dans le petit monde médiatique traversé d’influences partisanes. Giscardien sous Giscard, il était devenu la tête de turc de la gauche, qui l’écarta en 1981 comme symbole d’une télé trop liée au pouvoir.

Ramené au bas de l’échelle, il mit plusieurs années à revenir au premier plan, se découvrant mitterrandiste de raison, puis oscillant au fil des alternances, infatigable, travailleur acharné, inusable et indéboulonnable, en dépit de ses bévues dès qu’il se retrouvait en position de pouvoir, à France-Télévision ou à Europe Un.

Carrière brillante et heurtée, dont l’opportunisme fut finalement transcendé par sa virtuosité derrière le micro, drôle parfois, provocant souvent, vif toujours, jusque dans le dernier quart d’heure, marqué par une terrible maladie qui ne lui avait rien ôté de sa pugnacité. Avec ce grand mérite : issu d’un audiovisuel à l’ancienne, aimanté par le pouvoir et l’intrigue, il a somme toute, par ce talent inné de picador de l’entretien, bien mérité du journalisme.