John Irving : littérature de genre
Roman virtuose, complexe au risque de devenir confus, « Les fantômes de l’Hotel Jerome » est une course tragi-comique entre sexe et genre.
John Irving, 82 ans, a coutume de dire que ses romans sont ses enfants. L’auteur du « Monde selon Garp » a mis sept ans pour accoucher de celui-ci. Un gros bébé : 982 pages pour 1kilo et 355 grammes. Si c’est le plus long qu’il ait jamais écrit, ce ne fut pas le plus difficile : « Beaucoup de choses y sont empruntées à mon expérience personnelle – il se déroule dans le milieu des skieurs, qui m’est familier, dans des lieux que je connais, expliquait-il récemment au « Monde ». Ça ne m’a pas épuisé en recherches. Et j’ai eu la chance que ce soit le roman auquel je travaillais quand la pandémie de Covid-19 a frappé et je n’ai plus rien eu d’autre à faire qu’à rester écrire chez moi. »
L’admirateur d’Irving ne sera pas dépaysé : l’histoire se passe en Nouvelle-Angleterre (Maine, New Hampshire, Massachusetts, Vermont…) avec quelques embardées vers New York et Toronto où vit désormais l’auteur. Une grande partie se déroule dans l’univers des pensionnats avec ce qu’il faut de professeurs avisés et décisifs dont l’un jouera le rôle d’un père de substitution. Il y a des combats de lutte, un exercice d’admiration de Moby-Dick (Irving a, tatouée sur l’avant-bras gauche, la dernière phrase du roman de Melville) et des Grandes Espérances de Dickens. Et, bien sûr, l’inévitable crochet par Vienne (Autriche). Il y a souvent chez Irving des prostituées et des ours, mais ici, iels se font discrèt.e.s.
Si l’on s’autorise cette écriture inclusive, c’est que « Les fantômes de l’Hotel Jerome » est consacré à la question du genre. Adam Brewster, le narrateur de cette épopée qui se développe sur plus de 70 ans, est né en 1942 de père inconnu (comme Irving). Sa mère, Little Ray, monitrice de ski et lesbienne, refuse de lui dire le nom de celui qu’elle a connu à l’Hotel Jerome d’Aspen (Colorado).
Sinon qu’il était très petit, très beau et n’avait pas quatorze ans. Finalement, Little Ray va, épouser d’amour un minuscule professeur de lettres – 1m45 -, adepte des raquettes et des tapis de lutte, Eliott Barlow. Pour autant, Little Ray ne renonce pas à vivre aussi avec son grand amour Molly, dameuse de pistes à Aspen. De toutes façons, le petit raquettiste se sent plutôt femme, et entreprend un processus de transition de genre avec l’approbation de tous.
Irving organise autour de ce noyau familial central toute une galerie de personnages hauts en couleur souvent assez cinglés. Un grand-père qui perd la boule et se promène en couches culottes.
Deux oncles, frères joviaux d’origine norvégienne, qui ont épousé deux sœurs pisse-froid et acariâtres. Le cousin d’Adam est un pur réac, obsédé par les armes, qui va se faire élire député. Il le déteste. En revanche, il adore sa cousine Nora, lesbienne militante féministe acharnée. Elle vit en couple avec Em qui a renoncé de parler depuis un trauma d’adolescence et ne s’exprime que par le mime. Elles ont monté un numéro de stand-up trash politico-féministe, intitulé Deux gouines, l’une parle, l’autre pas, dans une boîte de New York, le Gallows Lounge. Nombre de personnages connexes, aux destins comico-tragiques, entrent progressivement dans la danse.
Tout ce petit monde tente de vivre sa vie sexuelle et amoureuse dans un climat politique qui se durcit, de Reagan à Bush, père et fils, pour finir avec Trump. Il y aura de la casse, beaucoup : des assassinats et des suicides. On compte les rescapés de ce jeu de massacre sur les doigts d’une main. Roman virtuose, complexe au risque de devenir confus, « Les fantômes de l’Hotel Jerome » est une course tragi-comique en terrain miné qui, le plus souvent emporte le lecteur, comme il le lasse parfois. Malgré tout le respect que l’on doit à cet immense auteur qu’est John Irving, 400 pages et un demi-kilo de moins, auraient largement suffi.
John Irving – Les fantômes de l’Hotel Jerome, traduit de l’anglais (américain) par Élisabeth Peellaert, Le Seuil, 982 pages, 29 euros