Julie Gayet : « Le système du cinéma est très violent pour celles qui osent parler »

publié le 10/02/2024

Julie Gayet critique le fonctionnement du cinéma français, livre son expérience personnelle, se prononce contre la « cancel culture » et dénonce « un système » qui tolère les agressions sexuelles.

L'actrice française Julie Gayet après la signature de la première convention de partenariat entre le ministère de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche et l'association Info Endométriose à Paris, le 27 juin 2016 - Photo BERTRAND GUAY / AFP

LeJournal.info : Judith Godrèche vient d’accuser de viol sur mineure deux réalisateurs, Benoît Jacquot et Jacques Doillon. Comment réagissez-vous ?

Julie Gayet : Depuis 2017 et l’affaire Weinstein, la prise de conscience des agissements nuisibles de nombre d’hommes de ce milieu a eu lieu. Il y a eu des progrès importants. Mais c’est un long processus. Ces nouveaux témoignages remettent le problème sur le devant de la scène, c’est une bonne chose. Judith Godrèche, Ilsid Le Besco, Anna Mouglalis ont été très courageuses. On sait bien que dans ce genre d’affaires, les femmes ont individuellement plus à perdre qu’à gagner, elles se retrouvent sous le feu des médias et risquent leur carrière. Mais leur courage nous permet de faire avancer les choses, de faire en sorte que cela n’arrive plus.

Benoît Jacquot et Jacques Doillon se défendent et nient toute agression, en plaidant le consentement…

La justice devra faire son travail, puisque deux plaintes ont été déposées. Cela a été le cas pour Philippe Caubère, qui vient d’être mis en examen, tout en bénéficiant de la présomption d’innocence, conformément à la loi. On sait que dans ces affaires de viol, c’est parole contre parole. La preuve est très difficile à apporter. Mais dans l’affaire Adèle Haenel – qui a accusé le réalisateur Christophe Ruggia -, on voit que si l’on enquête auprès des proches, on trouve d’autres témoignages. La journaliste de Mediapart Marine Turchi a interrogé une douzaine de personnes qui ont accrédité les dires d’Adèle Haenel. Mais c’est surtout un problème général, « systémique », comme on dit. C’est cela qui m’intéresse, avec le collectif 50/50 ou la Fondation des Femmes : changer le système. 

« Celles qui parlent encourent la double peine : victime de leur agresseur, victimes du milieu, qui n’aime pas que ces affaires soient rendues publiques »

Que risquent celles qui parlent ?

Elles risquent gros. Dans une affaire plus ancienne, celle de Jean-Claude Brisseau, autre réalisateur accusé – et condamné – (il est disparu depuis), les deux actrices qui avaient témoigné n’ont plus jamais travaillé dans le cinéma. C’est une industrie très violente pour celles qui parlent. Cela nous renvoie à la question des lanceuses d’alerte qui prennent la parole. Elles encourent la double peine : victime de leur agresseur, victimes du milieu, qui n’aime pas que ces affaires soient rendues publiques. Pourtant, grâce à elles, les choses avancent et cela protège celles qui viennent ensuite. Grâce à elles, on a pu obtenir beaucoup d’avancées dans la lutte contre ce qu’on appelle les « violences et harcèlements sexistes et sexuels », les VHSS, qui forment un continuum, un système, qui va de la simple remarque blessante et sexiste jusqu’à l’agression et au viol dans les cas les plus graves. Je salue donc leur courage.

Dans le cas soulevé par Judith Godrèche, comme celui d’Adèle Haenel, il s’agit d’agressions sur mineures…

C’est ce que dit la chanteuse Lio dans son récent entretien. On s’attaque souvent aux « brebis faibles du troupeau ». Les agresseurs choisissent des femmes plus fragiles pour parvenir à leurs fins, et donc, dans certains cas, des mineures. Le rapport de forces est encore plus favorable pour l’agresseur. Notamment dans nos métiers, où la passion, l’admiration, la fascination pour tel ou tel artiste plus âgé est encore plus grande. Et puis il y a ce mythe du pygmalion, qui façonne une jeune femme à son image et que dénonçait déjà Delphine Seyrig en 1977, dans son documentaire « Sois belle et tais-toi ». On en parle comme quelque chose de positif, or c’est tout simplement de la manipulation.

Un agent m’a dit lorsque j’ai débuté qu’il fallait faire attention pour les jeunes actrices. Souvent on les dénude et, pour certains hommes, c’est de « la chair fraiche ». Il appelait cela le syndrome du « petit cochon ».  Ce qui est terrible, c’est qu’on puisse excuser ces comportements par la notoriété de la personne adulte. J’ai beaucoup de respect pour Judith Godrèche, qui s’exprime avec beaucoup de nuances pour expliquer ce sentiment d’emprise, de sujétion par l’admiration.

Quelles sont ces nuances ?

La nuance survient quand elle dit : « Ce ne sont pas des monstres ». Elle a raison. Ces agresseurs sont aussi le produit d’une mentalité, d’une manière d’être, d’un système de représentation qui minimise leurs agissements. C’est ce qui me gêne quand on se contente de mettre des noms en avant, en désignant des coupables comme des sortes de monstres, en oubliant le phénomène général, l’esprit ambiant, qui prépare et autorise les agressions. Par exemple Depardieu. Tout à coup, on n’a plus parlé que de lui, on a même oublié au passage la loi sur l’immigration pour tout focaliser sur lui. Or le monde de la culture est responsable. Certes, il faut sanctionner les coupables une fois que les délits sont établis. Mais il faut surtout changer les mentalités, mettre des garde-fous, s’attaquer au système.

« Je ne veux pas entrer dans ce jury populaire, dans ce lynchage public, car l’important est que le cinéma se remette en question. »

Vous aviez répondu sur le cas Depardieu à l’époque en disant que « ce n’était pas le problème ». Certaines ou certains vous l’ont reproché…

Oui, j’avais dit qu’il ne fallait pas tout ramener à Depardieu, que je n’étais pas là pour donner des noms ou pour dire : « untel est un salopard ». Du coup, on m’a reproché de ne pas être une « bonne féministe ». En fait, j’avais parlé dans l’entretien de bien d’autres sujets, notamment en expliquant tout ce que nous avions mis en place pour changer les choses, mais seul ce bout de phrase a été conservé dans le documentaire. J’ai écrit ensuite un texte pour donner ma position :  je soutiens toutes les femmes qui portent plainte, car je les écoute et je les crois.

Mais je ne veux pas entrer dans ce jury populaire, dans ce lynchage public, car l’important est que le cinéma se remette en question. Nous sommes toutes et tous responsables. Nous avons laissé faire pendant des années. Nous avons laissé faire les réalisateurs, les producteurs qui ont tout le pouvoir, sans jamais dire “stop”. Il fallait dire “stop” à Gérard Depardieu depuis bien longtemps ». Voilà. 

Dans le cas de Benoît Jacquot, une chose est frappante : dans un entretien à l’occasion d’un fim de Gérard Miller, il dit lui-même que le fait de vivre avec une mineure de 15 ans est « sans doute » illégal. Mais il semble en tirer une certaine fierté…

C’est le plaisir de la transgression revendiquée. On est fier d’avoir franchi une limite, d’avoir brisé un tabou, etc.

Il dit aussi que son cas – un réalisateur qui séduit de très jeunes filles – suscitait une sorte d’admiration dans le milieu…

Admiration, je ne sais pas. Mais une tolérance, certainement. On laissait faire. Personne ne réagissait. C’est pour cela que je parle de changer les mentalités.

À quel moment devient-on complice, puisque souvent certains comportements, certaines relations, se passaient au vu et au su de l’entourage ?

C’est une question difficile. À ce moment-là, on savait beaucoup de choses – je savais moi aussi certaines choses – sans rien en dire, sans intervenir et encore moins protester. Comme beaucoup de femmes. C’était une période où on vivait ce harcèlement comme un mal inévitable, comme un fait courant contre lequel on ne pouvait pas grand-chose et auquel on finissait presque par s’habituer. C’est pour cela que celles qui disent : « Mais moi, il ne m’est rien arrivé », finissent par m’horripiler. La vague #metoo a montré que c’était un phénomène massif.

« Beaucoup de mes camarades ont eu de mauvaises expériences. Elles ne parlent pas parce qu’elles savent que c’est ensuite un parcours du combattant pour se faire entendre. »

Avez-vous été confrontée personnellement à ces agissements ?

Oui et non. En fait, c’est un mélange entre harcèlement et séduction. Un réalisateur, ou une réalisatrice, dit : « Je te choisis pour mon film, je vais te mettre en valeur ». Dans cette relation, il y a une zone grise. Pour être choisie, il faut plaire. Il faut que le metteur en scène ait envie de vous, comme actrice. La limite devient vite incertaine. Cela commence dès les cours de théâtre. On a le regard de quelqu’un posé sur soi, sur notre capacité à plaire, quelqu’un qui nous « dirige ». Moi j’ai eu de la chance. J’ai été confrontée une fois à un producteur qui m’a serrée dans ses bras en me disant : « Si tu couches avec moi, nous pourrions faire plus de films ensemble ». J’ai répondu que dans ce cas, nous n’allions pas beaucoup travailler ensemble. Cette peur de l’agression était profondément ancrée en moi.

Beaucoup de mes camarades ont eu de mauvaises expériences. Elles ne parlent pas parce qu’elles savent que c’est ensuite un parcours du combattant pour se faire entendre. Souvent, c’est peu de choses au début : on prévient qu’il y a une scène de nu, mais bizarrement on ne rentre pas dans les détails ! D’où l’intérêt des « régleurs d’intimité », qui posent des limites. Je me souviens qu’un jour on demandait aux actrices lors d’un casting de montrer leurs seins pour les besoins du film. J’ai refusé. Puis ensuite, j’ai découvert que les assistants se passaient les polaroïds avec force plaisanteries. Mais l’ambiguïté est dans le principe même du casting : on est choisie, sur des critères qu’on ne connaît pas forcément. C’est toujours un rapport de force inégal et c’est ce rapport qu’il faut changer.

Vous avez joué alors que vous étiez mineure…

Oui, j’ai commencé jeune, à l’âge de 17 ans. Mais j’ai très vite décidé de me faire accompagner d’une autre amie comédienne dans les entrevues et les castings. Bien m’en a pris, d’ailleurs. Une fois, je sonne chez un producteur : il vient ouvrir en peignoir. Mais comme nous étions deux, cela l’a dissuadé de toute tentative éventuelle. Gêné, il partit se rhabiller ! Dans mon premier film, le réalisateur a essayé de m’embrasser de force. J’avais dit non, et il a décidé de doubler ma voix, ce qui m’a fait disparaître à moitié du film. Même chose pour les dîners : j’ai vécu un dîner pénible avec un autre réalisateur. Du coup, j’ai décidé de ne plus accepter ce genre d’invitation le soir.

Le réalisateur a un pouvoir excessif ?

Oui. Souvent, il se comporte comme une sorte d’enfant gâté, de gourou. Et la situation fait que l’actrice est prise en otage, entièrement dans la main du réalisateur, qui a pouvoir de vie ou de mort professionnelle sur elle. Il faut des « référents harcèlement » sur les plateaux, contre ceux qui se croient tout permis. 

Le cinéma offre un terrain peut-être plus propice à ces comportements, mais ce que nous appelons les VHSS s’observent dans tous les milieux. »    

À lire les témoignages, à vous écouter, on a l’impression que c’est une sorte de coutume établie, de règle non dite…

Mais c’est aussi le cas dans la société en général ! Simplement, le cinéma offre un terrain peut-être plus propice à ces comportements. C’est peut-être la pointe du phénomène et il est important que les actrices le dénoncent, au nom de toutes les autres femmes. Les actrices sont dans la lumière, elles, on les entend. Mais on retrouve ces comportements dans la plupart des organisations humaines. J’en discutais récemment avec de grandes chercheuses qui m’ont livré des témoignages comparables à ceux qu’on entend dans le cinéma. Ce que nous appelons les VHSS s’observent dans tous les milieux.    

Pourquoi, à votre avis, Judith Godrèche s’est-elle exprimée très longtemps après les faits ?

 Elle l’explique très bien. C’est vrai que le public, souvent, a du mal à comprendre des délais très longs. Mais il y a un phénomène d’oubli traumatique chez les victimes. Elles veulent se reconstruire et elles chassent, consciemment ou inconsciemment, le souvenir de l’agression pour tenter de mener une vie normale. Et puis le souvenir ressurgit bien plus tard, à l’occasion de tel ou tel incident. Cela devient insupportable, la violence ressurgit. Mais on est enfin capable de l’affronter. Et puis j’ajouterai qu’aujourd’hui grâce à #metoo il est devenu possible de parler. On est écouté. Les médias prennent au sérieux la parole des victimes.

« Plutôt que censurer, il vaut mieux raconter une autre histoire,
celle  qui n’a pas été écrite, celle des femmes. »

Comment expliquer que des actrices d’une génération plus ancienne, comme Catherine Deneuve, Carole Bouquet ou Fanny Ardant, aient une vision si différente ?

Il y a eu une étude sur cette question, conduite par Mercedes Erra. Il y a effectivement un fossé générationnel. Auparavant, les actrices considéraient que tout cela n’était pas vraiment un problème. Notre génération estime que ces agressions doivent cesser et que c’est aux hommes de changer leur comportement. Mais il y a encore du travail. Les études montrent que dans la jeune génération, les vieux clichés perdurent, les adolescents n’ont pas vraiment changé leur manière d’être.

Et puis, peut-être que l’ancienne génération proteste aussi contre la « cancel culture ». Mais nous ne sommes pas aux États-Unis. Cet « effacement » n’existe pas ou très peu. Pour moi, il ne s’agit pas d’interdire de voir les films de ceux qu’on découvre agresseurs ou violeurs. Les œuvres racontent une époque, ses mœurs et ses mentalités. Mais je réponds : mettons en lumière et célébrons celles et ceux qui ont fait avancer la société. Je fais en ce moment un film sur Olympe de Gouges. C’est fou, mais il n’y en a pas eu un seul jusqu’à présent. Il y a dix ans personne dans le cinéma ne parlait d’Alice Guy, pourtant la première réalisatrice de l’histoire du 7ème art.  

Plutôt que censurer, il vaut mieux raconter une autre histoire, celle  qui n’a pas été écrite, celle des femmes. Il faut aussi promouvoir les réalisatrices pour rééquilibrer ce métier, faire prévaloir des regards différents. Par des quotas, ou en tout cas, par une action volontaire à travers plusieurs mécanismes de promotion. Quand Delphine Ernotte est arrivée à France Télévisions, il y avait 8 % de femmes réalisatrices. Il y en a 47 % aujourd’hui. Et elles ne font pas des films pour expliquer que tous les hommes sont horribles, mais pour proposer une vision différente sur toutes sortes de sujets. Comme quoi on peut faire bouger les choses.

Comment changer ce système, dans le cinéma ?

Avec la Fondation des Femmes, le Collectif 50/50, nous avons proposé de nombreuses mesures : un diagnostic, d’abord pour mesurer le phénomène, des chartes de bonnes pratiques, et la nomination de référents sur les tournages – un homme et une femme – chargés d’écouter les plaignants ou les plaignantes, le cas échéant, et de proposer des précautions, ou même des sanctions. J’ai fait récemment un film sur lequel il y a eu un problème avec un acteur dont deux femmes s’étaient plaintes, qui n’aurait certainement pas parlé en l’absence de ces référents. L’acteur a été mis à pied et ensuite accompagné en permanence dans toutes ses allées et venues sur le tournage. Il faut mettre en place des protocoles, il n’y a pas d’autre solution. C’est d’autant plus vrai quand il s’agit de mineures. Les choses commencent à bouger. Il faut accélérer !

Propos recueillis par Laurent Joffrin