Julien Dray : Mélenchon trahit la République

par Valérie Lecasble |  publié le 08/11/2024

Dans son nouveau livre (*), celui qu’on appelle « Juju », fondateur de SOS-Racisme, ex-compagnon de route de François Hollande, dissèque les raisons pour lesquelles le leader des Insoumis est devenu, à ses yeux, antisémite, communautariste et intersectionnel. Il appelle le Parti socialiste à une refondation globale.

Julien dray, alors député (PS) de l'Essonne, le 9 septembre 2009 dans un studio de Canal+. (Photo Lionel BONAVENTURE / AFP)

Jean-Luc Mélenchon serait, dites-vous, un Donald Trump français ?

Mélenchon n’est pas Trump. Plus exactement, il l’est dans la forme. Il pratique comme lui la transgression, et ils ont tous les deux des positions décalées, des provocations délibérées et une gestion des réseaux sociaux où ce qui compte le plus, c’est d’y être présent et de faire du buzz. Mais Jean-Luc Mélenchon a fait un choix idéologique différent. Donald Trump parle aux Américains alors que Mélenchon, même s’il dit préférer les démocrates, essentialise les individus dans lesquels il voit avant tout l’arabe, le noir ou le juif.

Vous le comparez aussi à Laval, Doriot et Mussolini. Rien que cela…

C’est une comparaison psychologique qui résulte de l’énorme frustration et du ressentiment qu’il partage avec ces personnages historiques. Comme eux, il a le sentiment qu’il n’a pas été reconnu à sa juste valeur, en l’occurrence par la social-démocratie. Laval considérait que Léon Blum l’avait maltraité, Doriot était frustré d’avoir été écarté au profit de Thorez. Ce ressentiment très fort explique la violence de ses propos et de ses attitudes. Mélenchon a été humilié. Il a eu le sentiment d’être persécuté par François Hollande, de ne pas être écouté, alors même qu’il ne l’estimait pas, qu’il voyait en lui « un capitaine de pédalo », selon le surnom dont il l’a affublé. Il se voyait comme un intellectuel de la politique, aimant le débat d’idées quand Hollande le tient pour secondaire.

De quelles humiliations parlez-vous exactement ?

Je parle notamment de la séquence pendant laquelle Lionel Jospin est Premier ministre et Jean-Luc Mélenchon espère devenir ministre. François Hollande est alors Premier secrétaire du Parti socialiste, il doit faire passer les messages auprès de Lionel Jospin. Mélenchon a alors considéré qu’il le laissait mariner dans un rôle mineur. Même si Mélenchon et Jospin se connaissaient directement, il a pensé que François Hollande, patron du PS en contact permanent avec le Premier ministre, avait joué avec lui comme le chat joue avec la souris. Cela a marqué leur relation. François Hollande considérait Jean-Luc Mélenchon comme un apparatchik de la fin des années 80, avec un récit politique vieillot. Pour lui, Mélenchon était une caricature de la vieille gauche franc-maçonne laïcarde, alors qu’était venu le temps de la modernité et des « trans-courants ».

Vous soupçonnez aussi Mélenchon d’avoir été une taupe lambertiste…

Oui, c’est une suspicion. Mélenchon a été formé par le lambertisme, une idéologie trotskiste fondée sur la conquête de positions dans les appareils. Il n’a jamais rompu avec sa famille, avec son clan. Il conserve avec lui des contacts permanents. Depuis qu’il a quitté le PS, en 2008, les lambertistes sont omniprésents autour de lui et il s’est de nouveau rapproché de l’Organisation Communiste Internationale (OCI). Quand il part, il pense que le PS a perdu son âme, qu’il s’est droitisé et que Ségolène Royal va le diriger. Il a été très surpris de voir que Martine Aubry arrivait à la tête du PS et n’opérait pas de virage à droite. D’où ses zig-zags tactiques à cette époque.

La vraie rupture est la défaite de Jospin en 2002 ?

En 2002, il casse sans raison ce que l’on avait construit pendant des années ensemble, qui s’appelait la Gauche Socialiste. Personne n’a compris pourquoi ni n’a eu d’explication. Il va faire des choix tactiques étranges dans une certaine errance, jusqu’à jouer un rôle majeur dans le référendum européen de 2005 où il acquiert le statut de leader du « non », avec Laurent Fabius. Lorsqu’il remporte cette bataille du référendum, il espère dans la foulée prendre la tête du PS. Mais il se trompe une nouvelle fois car François Hollande reste Premier secrétaire.
Une fois sorti du PS, il échoue à être candidat à la présidentielle de 2007, faute d’obtenir le soutien du Parti Communiste.

Il drague les voix dans les ghettos ethniques

Quand opère-t-il son virage vers la radicalité ?

En 2017, il lui manque 600 000 voix pour être présent au second tour de la présidentielle. L’expérience des gilets jaunes va l’amener à penser qu’il ne les trouvera pas dans l’électorat populaire blanc, mais auprès de ceux qu’il appelle « les nouveaux damnés de la terre ». Dans cette séquence décisive, il s’imprègne des théories de Chantal Mouffe qui prône l’affrontement camp contre camp dans les démocraties, ce qui l’amène à s’inscrire dans une nouvelle radicalité qui se fonde sur la rupture avec le « système ».

Souvenez-vous de la manière dithyrambique dont il vante les gilets jaunes pour tenter de les séduire, en les comparant ni plus ni moins aux dirigeants de la Révolution française. Il pensait que la rencontre avec eux serait naturelle, mais elle ne s’opère pas. Et il constate qu’aux élections européennes, les gilets jaunes n’excèdent pas le score de 6 %. Dès lors, il bifurque vers une nouvelle radicalité. Il se détourne du poujadisme des petits blancs et se fonde sur la double exploitation des populations issues de l’immigration, l’une en tant qu’ouvriers, l’autre en tant que racisés, pour retrouver une base populaire. Il écoute le mouvement indigéniste. C’est le moment où la militante Rokhaya Diallo annonce : « Nous l’avons conquis, il est désormais des nôtres ».

Il va draguer les banlieues et se rapprocher de l’islam politique ?

Oui, il va draguer les voix dans les ghettos ethniques. Il dit à ses troupes d’aller les chercher dans les facultés et dans les quartiers, de laisser tomber les usines et les lieux de travail traditionnels, de délaisser les classes populaires. Il veut s’adresser à une France nouvelle, mélangée, multi-ethnique. Il croit à la fracture communautaire. Il laisse les prolétaires blancs au Rassemblement National et se concentre sur les autres.

Il reprend à son compte la démonstration d’un certain nombre de sondeurs, selon laquelle dix millions de musulmans vivent en France, dont six millions sont inscrits sur les listes électorales. Jusqu’à présent, seuls 30% d’entre eux se rendent aux urnes : il cherche à en augmenter le nombre. En 2022, 70 % de ces 30 % voteront pour lui. Mais je ne crois pas que cette stratégie puisse aller très loin. La mobilisation en faveur des Palestiniens ne donne pas lieu à des mouvements aussi forts qu’autrefois, lors de la guerre au Vietnam. Les musulmans contestataires ne veulent pas être pris en otage par ces mouvements, et ceux qui sont intégrés ne veulent pas être renvoyés à leur statut de musulman.

Il donne la becquée aux sociaux-démocrates

De 2017 à 2022, il est l’homme fort de la gauche. Mais de quelle gauche parle-t-on ?

De la nouvelle gauche qu’il veut construire en jouant à fond l’électoralisme et la communautarisation. La constitution de la Nupes est une manœuvre habile créée sur une gauche en lambeaux, incapable de tirer les leçons de l’expérience de la gauche au pouvoir, ni de construire une nouvelle idéologie réformiste. Il installe les sociaux-démocrates à ses côtés comme des partenaires mais c’est pour leur donner la becquée. Il donne à manger à ces gens-là, qui lui sont redevables.

Pourquoi les socialistes l’acceptent-ils ?

La direction du Parti socialiste n’a plus d’idéologie. Il a fait le deuil de la période de François Hollande en jetant tout d’un seul coup. Et surtout, au lieu de devenir une force qui réfléchit à la transformation du monde grâce à des théories nouvelles, elle reste enfermée dans le passé. Il y a aujourd’hui une coupure entre une gauche statutaire qui défend les acquis anciens et demeure arcboutée sur des idées qui ne fonctionnent plus – par exemple le fait que rien ne doit bouger dans la fonction publique –, et la gauche que j’appelle capacitaire, qui se fonde sur les capacités de chacun, et qui doit construire un nouveau rapport de forces. Obtenir par exemple que chaque jeune possède un capital de 50 000 euros pour démarrer dans la vie à l’âge de 18 ans ou bien fonder la politique de santé sur la prévention.

Bref, donner à chacun les moyens de développer ses talents. Même chose dans la lutte contre les excès du capitalisme. Yanis Varoufakis, l’économiste grec, a développé la théorie selon laquelle des nouveaux seigneurs sont au-dessus des États et font ce qu’ils veulent, comme le montre l’exemple d’Elon Musk. L’Etat n’est plus en lutte avec les petits patrons mais avec les multinationales, qu’il faut obliger à redistribuer et à partager. Comment affronter ces nouvelles forces ? La réflexion est aujourd’hui indigente.

Et le Nouveau Front Populaire ?

Le NFP est dans la même logique que la Nupes. Certains, comme François Hollande, pensent être plus malins. Pour eux, ce n’est pas grave de prendre les habits du NFP pendant un temps pour se racheter une conduite. Mais le sujet pour le Parti Socialiste est qu’au sein du NFP, il a adopté le programme de l’adversaire, pour des raisons platement opportunistes. Or quand on mange avec le diable, il faut avoir une longue cuillère. Depuis le 7 octobre, les socialistes n’ont cessé de relativiser les prises de position et les comportements de leurs partenaires. Ils critiquent la forme et non le fond. Parce qu’ils n’ont pas travaillé et n’ont rien à opposer à la radicalité de Jean-Luc Mélenchon.

Quelle stratégie doit adopter le Parti socialiste ?

Le PS doit mener une refondation globale. La question se pose de savoir s’il y a seulement une erreur de casting à la tête du Parti socialiste ou bien s’il s’agit d’une question idéologique. Selon moi, c’est d’abord un sujet idéologique. J’ai écrit ce livre car je veux éduquer la jeune génération, en procédant à une critique de fond du mélenchonisme. Je me suis livré à une longue introspection, qui aboutit à la conviction que Jean-Luc Mélenchon a dévoyé le trotskisme dont il se revendiquait.

Concernant l’antisémitisme et la création de l’Etat d’Israël, il est aux antipodes de Trotski, le premier grand dirigeant à comprendre que la deuxième guerre mondiale serait une terrible épreuve pour les Juifs. C’est pourquoi, devant la destruction planifiée du peuple juif, Trotski n’écarte plus la création d’un Etat juif, ce qui était à l’antithèse de sa position au départ. Au nom de la cause des nouveaux opprimés victimes de l’islamophobie, qu’il entend défendre, Jean-Luc Mélenchon renie les anciens opprimés que furent les juifs. En cela, il trahit son histoire et sa propre base.

La communauté juive se sent abandonnée

Par son alliance avec le NFP, le PS est complice ?

C’est fromage et dessert. La direction du Parti Socialiste est obligée de faire des concessions pour obtenir des positions politiques. Mais une grande partie de la communauté juive française qui se reconnaissait dans le PS se sent aujourd’hui abandonnée. Ce n’est pas dans la tradition de la gauche française. Cela contredit, par exemple, le discours de François Mitterrand à la Knesset, où il avait fait le choix des uns ET des autres, et non des uns CONTRE les autres.

Mais la rupture du NFP serait une menace pour la gauche aux prochaines municipales…

Jean-Luc Mélenchon va menacer de présenter des candidats de La France Insoumise face aux candidats socialistes aux prochaines élections municipales pour obtenir localement davantage que ce qu’il a aujourd’hui. Il veut rester le maître du jeu. Ainsi, il utilise Sébastien Delogu à Marseille pour menacer le maire Benoit Payan et l’obliger à intégrer les Insoumis dans son équipe municipale. Le PS a peur de l’affrontement avec LFI.

Donc, on va vers la rupture ?

Mélenchon reprend à son compte la théorie « campiste », selon laquelle le plus important, c’est l’affrontement. Il y a deux camps. Choisis ton camp camarade, et tu n’as pas besoin d’être regardant sur tes nouveaux alliés. L’élection de Donald Trump est en cela une énorme défaite du wokisme et du communautarisme. Pour la première fois, Trump a obtenu le vote populaire, y compris parmi les minorités, malgré son dérapage sur Porto Rico à Madison Square Garden, qui n’a pas fait basculer les latinos fatigués d’être renvoyés à leur communauté.

De la même façon, les gauchistes américains ont créé les conditions de la défaite de Kamala Harris avec leurs excès. A force de ne voir que des communautés, on sombre dans le clientélisme électoral. Le danger, désormais, c’est que pour rejeter ces mouvements qui systématisent le droit à la différence, ce soit le bulletin en faveur de Marine Le Pen qui devienne le rempart. La majorité des français fera barrage au communautarisme de Jean-Luc Mélenchon. Le danger en France, ce n’est pas lui, mais le Rassemblement National.

Propos recueillis par Valérie Lecasble

(*) Julien Dray – Qui est Mélenchon, Plon, 202 pages, 20 euros

Valérie Lecasble

Editorialiste politique